Ce billet a pour intention de partager une réflexion avec les lecteurs sur les signes précurseurs de chaque fin de cycle politique rwandais. Ce sont des codes qui incarnent, de manière consciente ou inconsciente, le désir social de changement. Selon l’expérience rwandaise, ces changements s’opèrent, malheureusement, souvent dans un climat très tendu.
Ma formation linguistique et mon intérêt sur la vie politique rwandaise me permettent d’accéder, en toute modestie, à certains codages des actes langagiers associés à des actes sociaux. Aujourd’hui, les réseaux sociaux deviennent inéluctablement les canaux de transmission et de partage de ressentis personnels ou collectifs, de rumeurs, de faits et témoignages publics ou privés, etc. La diffusion se fait en temps réel, accompagnée d’image auditive. Les temps modernes nous éloignent, à coup sûr, du passé. Celui-ci nous a caché bien des choses. Avec nos smartphones, nous aurions vu, à titre d’exemple, des images du coup d’État de Rucunshu (1896), filmées en temps réels ! Malgré l’absence de l’instantanée des réseaux sociaux d’aujourd’hui, la société rwandaise a toujours su construire et partager un idéal commun. Elle a toujours été douée d’ingéniosité et d’habileté, vis-à-vis de la politique, pour tenter de désapprouver les dérives des régimes dictatoriaux qui se sont succédé.
La lecture des cycles politiques rwandais n’est pas si compliquée qu’elle s’y prête, dans la mesure où elle présente, toute proportion gardée, une similitude surtout à chaque fin de règne. Ce sont des épisodes qui se répètent, les mêmes scènes qui sont reprises avec de nouveaux acteurs ou simplement les mêmes acteurs qui défilent dans une variété de costumes.
Pour aller tout droit au but, j’ai regroupé en quatre grandes catégories les signes majeurs qui précèdent ou accompagnement les changements politiques rwandais.
Prophétie et littérature très engagée
L’autorité rwandaise de tous les temps n’a jamais toléré la critique ou la voix discordante, quel que soit le niveau de bêtise ou de crime commis. Certains Rwandais, les plus doués, excédés par le comportement d’un régime politique, s’inventent une forme de communication à la fois souple et détournée dont le but est de désapprouver ou de prévenir l’autorité en place. Cette catégorie plutôt bienveillante est composée d’artistes (musiciens, poètes) et de prophètes de diverses croyances. L’intention première est de pointer, avec les mots et le contexte bien choisis, les abus et incohérences du système pour son propre redressement.
Malgré leur intention tout autant pédagogique que préventive, il n’en demeure pas moins que ce soit une catégorie qui en paye un lourd tribut. Elle subit tour à tour des représailles du système qui n’hésite pas à procéder à l’élimination physique sous diverses formes. Certains noms sont plus connus que d’autres, notamment le prophète Magayane, les poètes Ngurusi fils de Karorero (règne de Kigeli Rwabugili), Cyprien Rugamba, Bahati Innocent, les chanteurs Kizito Mihigo, le rappeur Jay Polly, etc. Le cas de Barafinda Sekikubo Fred est une singularité. Il se présente comme un politicien à juste titre mais, à mon avis, il a davantage une posture de prophète et une casquette de philosophe. Le pouvoir actuel l’a toujours traité comme un fou, une façon de nuire à sa réputation et de le transformer en ce qu’il est devenu aujourd’hui.
La question de la prophétie qui prolifère au Rwanda en fin de chaque cycle politique mérite une tout autre attention. Il est très difficile de confirmer ou d’infirmer le caractère divin des prédictions prophétiques qui présagent les changements. D’après l’expérience, elle surgit étonnamment de nulle part et se propage à une vitesse extrêmement accélérée. De mauvais augures, elle prédit les guerres imminentes qui seront fatales et emporteront tout sur leur passage, les gouvernants en première ligne. Le Rwanda a connu tout type de prophètes, de la croyance traditionnelle à la croyance chrétienne moderne.
Ce phénomène reste complexe et devrait davantage interroger les sociologues et d’autres recherches des sciences humaines. A ce stade, je ne peux qu’émettre des hypothèses : s’agit-il d’une grande sensibilité pour certaines personnes à bien savoir lire les signes des temps et capables de les interpréter ? Est-ce un moyen d’exprimer le ras-le-bol sous couvert de la force surnaturelle ? Celle-ci permet d’attaquer et de remettre en cause les grandes figures étatiques qui se sont érigées elles-mêmes comme des puissances surnaturelles.
Discours de haine et violence étatique
La haine ethnique n’est pas un instrument de division inventé par la colonisation, loin s’en faut. Le clivage entre les classes sociales rwandaises remonte à des siècles. La colonisation l’a simplement alimentée avec de faux arguments formalisés dans les livres d’histoire. Bref, la monarchie a créé un outil qui a fatalement servi à toutes les époques, atteignant le paroxysme après l’indépendance. Cet outil de médiocrité politique n’a pas, à ce jour, été abandonné. Il a été simplement recyclé et modernisé pour l’adapter aux temps.
Les régimes politiques rwandais successifs savent jouer sur la corde sensible hutu-tutsi. Dès qu’un régime s’essouffle par suite des causes endogènes ou exogènes, il trouve un bouc-émissaire ethnique pour souffler sur les braises. On n’aura pas besoin d’exemple tant on se souvient de la période fatidique de 1994. A nouveau, on a récemment entendu les avalanches d’insultes ethniques qui ont fait réagir tous les réseaux sociaux. A mon niveau, j’ai réagi à ces provocations avec un article (Résurgence du discours de haine au Rwanda, quel présage ?) qui appelait au calme et à la retenue.
Les régimes rwandais, sans exception et à divers niveaux, rivalisent le recours à la violence. Celle-ci est cataloguée dans le process ou mode opératoire rwandais de gouvernance par intimidation. La violence redouble d’intensité dès qu’un régime se sent menacé à tort ou à raison. En signe de représailles, certaines personnes (journalistes, membres de la société civile, opposants politiques, simples citoyens, etc.) disparaissent à ne plus jamais les retrouver. Dans le meilleur des cas, les corps sans vie seront repêchés dans les rivières ou succomberont des suites d’accidents téléguidés dont on ne trouvera jamais l’auteur.
Dans d’autres cas, ces mêmes présumés innocents seront empoisonnées avec une grande probabilité de trépasser ou seront mis en prison et torturés sans aucun espoir d’un procès équitable. Enfin, les plus chanceux échapperont aux châtiments susmentionnés mais perdront toute possibilité de retrouver du travail, du père au fils (ou de la mère à la fille) !
Suspicion et clivages internes
Les querelles et suspicions internes sont des marques d’usure par excellence des systèmes de gouvernance rwandais. La monarchie a été le théâtre d’intrigues parfois ridicules mais extrêmement meurtrières.
On se souviendra longtemps d’une affaire fratricide, montée de toutes pièces par la Cour, qui accusait à tort la reine-mère Murorunkwere d’avoir couché avec un esclave et d’avoir été enceintée par lui. Le règne de Rwabugiliri, aussi fort qu’il ait été, aura été marqué, entre autres, par les massacres internes qui ont décimé les entrailles de la Cour. Or, Murorunkwere du clan «Kono» avait été trahie et calomniée par sa propre famille, juste pour une histoire de convoitise de quelques vaches que Gisilibobo, chef Hima, avait offertes au monarque rwandais pour ne pas l’attaquer. Cette querelle meurtrière a eu une influence capitale sur le règne de Rwabugili et en particulier sur le coup d’État de Rucunshu qui a renversé son fils Rutarindwa.
Au-delà des clivages classiques hutus-tutsis, chaque système rwandais échappe difficilement à d’autres discriminations internes. Après le coup d’État de Rucunshu, les assassinats commis par le clan «Ega», ciblant les «Kono» et les «Nyiginya» ont été d’une ampleur indescriptible. Pourtant, tous les trois clans appartenaient à la classe sociale tutsie (ou ethnie selon les points de vue).
Dans cette perspective, les régimes successifs de Habyarimana et de Kayibanda, de l’ethnie hutue, ont été fragilisés et agonisés par des rivalités et dissensions internes. Deux grands blocs «Kiga» (Nord) et «Nduga» (Sud) ont développé une haine fratricide qui hante, à ce jour, la mémoire de certains Rwandais.
Enfin pour le système actuel, des clivages et tensions internes semblent déjà avoir vu le jour. Dans tous les cas, l’histoire du Rwanda est un perpétuel recommencement. Si le latin n’était pas mort, on aurait dit «Nihil novi sub sole», tant pis il est mort !
L’événement récent de l’intronisation du chef de clan «Kono» est une parfaite démonstration que la hache clanique n’a pas été entièrement enterrée. Les notables du régime, qui ont participé à cet événement, regrettent en ce moment, certains derrière les barreaux, leur présence à cette fête banale. Ils déroulent des excuses parodiques, à tour de rôle, comme s’ils venaient de commettre un crime de lèse-majesté. Cette brouille fait suite à d’autres ruptures internes qui ont poussé à l’exil certains cadres de hauts niveaux du système.
De manière globale, dès lors qu’un système se désagrège, les régimes rwandais ont souvent du mal à réparer les dégâts, tellement ces derniers sont colossaux. Dans la plupart des cas, une forme de chaos systémique s’installe, paralysant ainsi toutes les institutions au point de ne plus savoir qui fait quoi !
La durée de vie des systèmes politiques rwandais
Il existe des phénomènes difficilement analysables, celui de la durée de vie des cycles politiques rwandais en fait partie. D’après l’expérience politique de tous les temps, on s’aperçoit que la durée des régimes rwandais tourne en général entre vingt et trente ans. Rarement on a vu un système qui perdure au-delà de cette période. Aucune donnée rationnelle n’expliquera ce phénomène qui se produit, toutefois, depuis les premiers régimes monarchiques.
Il se peut, dans l’inconscient collectif rwandais, qu’il existe un seuil de tolérance au pouvoir répressif. Au-delà de ce seuil, les Rwandais semblent ne plus supporter le modèle imposé. Autant les débuts sont parsemés de confettis et de louanges épiques, autant la fin est huée et maudite à jamais. Les nouveaux régimes participent activement à la diabolisation et à la destruction de leurs prédécesseurs qu’ils affublent de tous les maux. Cette haine de succession existe depuis la monarchie qui l’a généreusement transmise à la République. Cette dernière l’exploite à fond la caisse et de régime à régime (le FPR contre le MRND, ce dernier contre le MDR, celui-ci contre la monarchie).
Le proverbe rwandais «inkoni ikubise mukeba uyirenza urugo» transmet une sagesse qui, a priori, devrait interpeller le politicien d’aujourd’hui et celui de demain. Traduit littéralement «Un bâton qui vient de fouetter ta coépouse, tu la jetteras loin par-dessus la clôture de la maison», le proverbe met subtilement en garde toute personne qui veut se réjouir d’un mal infligé à son adversaire.
C’est par cette sagesse rwandaise que je conclus ce billet avec des axes de réflexion certainement non exhaustifs. Le lecteur ne doit donc pas l’interpréter comme «une prophétie qui analyse la prophétie». Il s’agit tout au contraire d’un regard croisé qui invite, un tant soit peu, à apprendre de notre histoire. C’est un point noir pour nos politiciens, à très forte raison après l’indépendance, qui font table rase, au lendemain de leur installation au pouvoir. Certains régimes n’hésitent pas, dans un discours mégalomane et arrogant, à penser et à dire, à haute voix, que sans eux le Rwanda n’existe pas. Or, le Rwanda n’est pas la propriété de qui que ce soit, quels que soient le statut et la fonction !
Par Faustin KABANZA – kabanzf@yahoo.fr