Jacqueline Moudeïna se retrouve mardi devant ses agresseurs. Cette avocate tchadienne de 46 ans, très gravement blessée en juin 2001 à cause de son combat en faveur des victimes du régime d’Hissène Habré, n’a jamais baissé les bras. Aujourd’hui, elle réclame justice.
11 juin 2001. La vie de Jacqueline Moudeïna bascule. Cette avocate, qui se bat alors depuis un an pour les victimes de l’ex-dictateur Hissene Habré et de ses complices, va subir une violence inouïe. Alors qu’elle participe, en compagnie d’autres femmes, à un rassemblement pacifique, elle reçoit une grenade à feu dans les jambes. Après 15 mois de soins et de rééducation en France, Jacqueline retourne dans son pays. Et initie un procès contre ses agresseurs. Le 9 septembre, elle se retrouve devant eux pour les plaidoiries finales, au tribunal correctionnel de N’Djaména. Si aujourd’hui, à 46 ans, sa jambe gauche la fait encore boîter, sa langue, elle, ne fourche pas.
Afrik : Mardi, vous avez décidé de ne pas vous défendre vous-même, pourquoi ?
Jacqueline Moudeïna : Les blessures que j’ai reçues m’ont profondément choquée. Il me serait impossible d’assurer ma défense sans passion. Je pense que la plaidoirie sera plus claire et plus précise si ce n’est pas moi qui la fait. C’est un avocat tchadien, Jean-Bernard Padaré, qui pilote le dossier. Trois avocats français viennent également plaider. Pour moi, c’était très important de faire venir des avocats occidentaux car ce n’est pas facile de s’attaquer au pouvoir. Les policiers que j’accuse d’avoir lancé la grenade rejettent la responsabilité sur le dos de l’Etat, c’est donc comme si je l’attaquais directement.
Afrik : Quel est votre état d’esprit avant ce procès ?
Jacqueline Moudeïna : Je me remets totalement entre les mains de la justice, en comptant sur le courage et l’indépendance des juges.
Afrik : Qu’attendez-vous de ce procès ?
Jacqueline Moudeïna : Les trois chefs de police que j’accuse disent qu’ils étaient « en mission commandée ». L’ordre de cette « mission » était-il de disperser le rassemblement ou de faire mal aux femmes présentes ? Mahamat Wakaye, le commissaire chargé de l’opération, était l’un des sbires d’Hissène Habré… Je veux savoir qui est responsable de la violence dont j’ai été victime. A l’époque, les attroupements étaient interdits. Nous avions justement pris soin de venir chacune individuellement pour éviter tout dérapage. Pourquoi une riposte aussi démesurée ? J’ai eu des fractures, des brûlures, des éclats de grenade dans les pieds… j’aurais pu mourir ce jour-là…
Afrik : Que s’est-il passé exactement ?
Jacqueline Moudeïna : Plusieurs véhicules de police entouraient le rassemblement. Il y avait aussi les renseignements généraux et des membres de l’armée nationale chargée de la sécurité. Trois hommes en civil ont demandé à trois reprises après moi. Lorsqu’ils sont passés près de moi, j’ai reçu la grenade entre les jambes, j’ai reculé mais elle a explosé. C’est ma jambe gauche qui a été la plus touchée. Jusqu’à la ceinture.
Afrik : Vous étiez donc personnellement visée ?
Jacqueline Moudeïna : Oui. C’est sans doute la mise en application des menaces de mort que je recevais depuis un moment pour me forcer à abandonner les poursuites contre Hissène Habré. Un homme au téléphone me disait « Vous ne pourrez pas mener à bien ce dossier. Abandonnez si vous voulez vivre ». Mais je n’ai pas abandonné. Le cabinet dans lequel je travaillais a même été cambriolé. Les gens qui ont fait ça cherchaient le dossier. Mais je n’utilise jamais l’ordinateur du bureau…
Afrik : Vous avez ensuite été évacuée en France ?
Jacqueline Moudeïna : Deux semaines après avoir été blessée. J’y suis restée 15 mois. Le traitement et la rééducation ont été très longs. En avril dernier, j’ai dû subir une opération car des nerfs avaient été touchés. Je boitille encore.
Afrik : Comment êtes-vous devenue avocate ?
Jacqueline Moudeïna : C’est un métier que j’ai toujours voulu excercer. De 1982 à 1995, sous le régime d’Habré, j’ai été exilée à Brazzaville. J’en ai profité pour faire des études de droit. Je me disais qu’une fois au Barreau je pourrais défendre les sans-voix. Depuis sa création en 1993, je milite dans l’Association tchadienne de protection des droits de l’Homme. D’abord militante dans la section congolaise, j’ai intégré le bureau national dès mon retour. J’y suis toujours chargée des affaires juridiques. Ce qui me permet de faire des consultations et d’accompagner les plus démunis.
Afrik : Vous avez peu de consoeurs au Tchad…
Jacqueline Moudeïna : C’est vrai ! Nous sommes quatre titulaires pour le moment. Trois stagiaires viennent de prêter serment et doivent accomplir deux ans de stage. Le Tchad n’est pas encore un pays d’avocats. Notre Barreau est parmi les derniers à avoir été créés en Afrique, avec celui du Rwanda. Je me bats donc sur plusieurs fronts car donner de la voix lorsqu’on est une femme n’est pas facile. Pour m’imposer, je travaille beaucoup plus que mes collègues hommes. Je veux prouver que nous pouvons faire le même travail qu’eux.