La démocratie constitutionnelle pluraliste apparaît d’abord comme artifice qui n’a pas surgi du sol historique des sociétés africaines et auquel les élites politiques n’ont pas délibérément consenti. De nos jours, de surcroît, cette construction artificielle spécifique apparaît d’autant plus artificielle qu’elle semble relever d’un paquet importé par les anciennes puissances coloniales agissant selon leurs intérêts économiques et politiques.
Après avoir, par le passé, préconisé l’autoritarisme du parti unique comme régime nécessaire à l’industrialisation et à la modernisation des sociétés traditionnelles, les stratèges occidentaux du développement prescrivent, de nos jours, la démocratie comme condition nécessaire à la croissance économique. Mais en Afrique sub-saharienne, dans les anciennes les colonies françaises où le régime laissé en héritage par la puissance colonisatrice a été le régime de parti-unique, le parlementarisme pluripartiste constitutionnel ne constitue pas, dans la conscience des élites politiques, une valeur digne de respect. A l’obstacle de l’origine extérieure apparente d’un régime imposé de l’étranger, s’ajoute donc la dévalorisation de la démocratie constitutionnelle. Cette dernière est considérée par une partie significative des élites politiques des nouveaux Etats africains comme une superstructure de la révolution bourgeoise occidentale de 1789.
Mais elle fut considérée par les Occidentaux eux-mêmes comme un luxe réservé aux pays riches, dont la formation repose sur le préalable infrastructurel que constitue l’industrialisation et le développement économique ! Cette dévalorisation idéologique de la démocratie constitutionnelle-pluraliste est renforcée par une raison sociopolitique endogène aux sociétés postcoloniales africaines du sud du Sahara: l’unité du corps social n’est pas encore effectivement réalisée dans la plupart des Etats multiethnique d’Afrique sub-saharienne. Les rivalités et divisions sociales qui remontent à la période de la gestation des grands empires du 17ème siècle et 18ème siècle et de la traite esclavagiste du 19ème siècle persistent. Les clivages ethniques générés par la colonisation, et l’instrumentalisation de l’ethnicité par les Etats postcoloniaux, se perpétuent.
Un contrat social, délibérément construit par les différents groupes sociaux qui se donneraient eux-mêmes un Etat pour régir leur vivre ensemble en vue du bien commun selon des lois et des valeurs communes, fait défaut. Le refus de l’alternance est le symptôme d’un problème politique non résolu : celui du contrat social qui fonderait une communauté politique et un Etat-national structurés par un partage de valeurs communes et un consensus sur l’intérêt général. Dans les Etats multiethniques hérités de la colonisation, le soupçon et la peur de l’autre fondent le refus de l’alternance démocratique. La crainte de voir le pouvoir tomber dans les mains d’un ennemi potentiel alimente la tentation de le conserver ad-vitam aeternam. La rancune et la méfiance entre communautés adverses et rivales dans l’Etat multiethnique favorisent l’usage de la violence dans la compétition politique pour s’emparer du pouvoir et dans la gestion du pouvoir d’Etat.
La nation citoyenne n’existe pas encore dans le cœur des hommes ! Dans la continuité du caractère répressif de l’appareil d’Etat colonial et de sa dévolution au service des intérêts particuliers du colonisateur, le pouvoir d’Etat dans les sociétés postcoloniales apparaît pour les groupes sociaux en compétition comme une arme décisive à conquérir pour assurer la domination et pour servir les intérêts particuliers communautaires. La politique est le théâtre d’une compétition sans merci pour le pouvoir d’Etat, gage de sécurité et voie d’accès aux moyens matériels et financiers qui le garantissent. Il apparaît alors que le refus de la règle de l’alternance démocratique du pouvoir dans les Etats multiethniques postcoloniaux ne s’explique pas tant par la cupidité et l’infantilisme d’élites politiques cédant à l’ivresse du pouvoir et de ses avantages, que par la conception du pouvoir comme une arme décisive en face d’ennemis potentiels dans la compétition communautaire pour le pouvoir.
A défaut de résoudre ce problème de la division sociale, de la haine, de la rancune et de la méfiance entre les peuples, l’alternance du pouvoir dans le respect de l’esprit de la démocratie constitutionnelle-pluraliste risque d’être impossible. Le refus persistant de l’esprit de ce régime en Afrique sub-saharienne conduit aux formules accommodantes où la lettre de la démocratie pluraliste donne le change : celle du partage du pouvoir entre ethnies concurrentes, ou celle de la démocratie communautaire où des élites ethniques rivales pervertissent la règle de la majorité du suffrage en instrumentalisant les communautés pour s’emparer du pouvoir afin de servir leurs intérêts particuliers.