Une île malgache, Nosy-Lava, un bagne, la » Maison de force « , 257 détenus. Le documentaire » Les Damnés de la Terre « , dévoile les conditions de détention inhumaines des derniers forçats des temps modernes. Interview de Djamel Sellani, producteur et co-auteur, au pays des bagnards.
Nosy-Lava est une petite île malgache tristement célèbre pour son bagne. Le journaliste Rivoherizo Andriakoto a réalisé un documentaire, » Les Damnés de la Terre « , sur ce bagne mythique, en collaboration avec Djamel Sellani des Films du Cyclope. Ce dernier, producteur et co-auteur du documentaire, s’est rendu à Nosy-Lava, rencontrer ces oubliés de la Terre. Il raconte ces moments extraordinaires partagés avec des hommes qui vivent depuis des dizaines d’années dans ce bagne, sans nourriture et sans assistance médicale.
Afrik.com : Comment avez-vous pris connaissance de la situation de détention des bagnards malgaches ?
Djamel Sellani : Nous étions en train de chercher un nouveau sujet de documentaire et je pensais déjà depuis longtemps à faire quelque chose sur Madagascar. C’est à ce moment que nous avons découvert le reportage de Rivoherizo Andriakoto. Il s’était rendu avec une équipe de journalistes malgaches au bagne de Nosy-Lava et avait publié son travail dans la presse nationale. C’était la première fois qu’un civil pénétrait dans cette » Maison de force » construite en 1911 par la France. Il a profité de l’euphorie de la jeune république pour rencontrer ces derniers forçats des temps modernes. A partir de son travail écrit, j’ai pensé qu’il fallait aller filmer sur place, mais nous avions besoin d’un homme du pays pour offrir le juste regard du Sud sur le Sud et non celui d’un homme du Nord. Son travail était si proche de notre démarche qu’il s’est effectivement imposé en tant que réalisateur, alors qu’il n’avait encore jamais tourné. Nous sommes fiers d’avoir participé à son premier film qui a reçu plusieurs récompenses dont le prix Albert Londres 2000.
Afrik.com : Vous vous êtes rendu personnellement à Nosy-Lava en 1997, quelles images gardez-vous de cette rencontre avec les prisonniers ?
Djamel Sellani : L’image la plus frappante que je garde en mémoire, c’est l’équilibre instable qui règne sur ce petit îlot où se côtoient des univers si différents. Un monde carcéral en marge de la société et du temps et qui vit à côté d’une société très attachée à ses traditions. Personne, mis à part Rivo, ne s’était intéressé à leur existence, à leur vie sur Nosy-Lava. La vision de ces hommes sans nourriture régulière ni assistance médicale était parfois difficile à supporter. Ils doivent se nourrir seuls et beaucoup d’entre eux travaillent pour les habitants de l’île en échange de nourriture et de vêtements. Les détenus les plus dangereux sont même enchaînés et les pieds fixés entre deux planches de bois. Nous nous arrangions toujours pour organiser nos interviews à l’insu de l’administration pénitencière et des gardiens.
Afrik.com : Comment s’est instaurée la communication entre les prisonniers et votre équipe ?
Djamel Sellani : Beaucoup parlaient un peu le français. Et quand un vieil homme vous dit qu’il a été enfermé sous De Gaulle, avant l’indépendance de Madagascar, pour un délit mineur et qu’il est encore là, il est facile de comprendre sa détresse, son besoin de justice. Sinon, les détenus eux-mêmes devenaient nos interprètes pour communiquer avec d’autres. Certains ont même fait partie de l’équipe de tournage, pour la régie par exemple ils travaillaient avec nous.
Afrik.com : De quelle façon êtes-vous parvenu à vous mettre d’accord avec l’administration du bagne pour pouvoir filmer dans le bagne ?
Djamel Sellani : Cela semble très surprenant, mais nous n’avons rencontré aucun problème majeur. Nous avons eu facilement l’accord du ministère de la Justice ainsi que celui du directeur du bagne pour travailler en toute liberté. Au départ ils souhaitaient que les bagnards apparaissent à visage couvert, mais il n’a pas fallu longtemps pour leur faire comprendre que ce qui nous intéressait était justement leurs visages, leurs expressions. 52 minutes de visages masqués n’étaient pas envisageables. Tout comme Rivo, pour son reportage, nous avons bénéficié de l’ouverture de Madagascar à la démocratie, un grand vent de liberté a soufflé sur le pays en 1997 et s’est peut-être calmé depuis. D’autre part, je sais que pour obtenir l’aide de la Banque Mondiale, en 1997, le gouvernement devait améliorer les conditions de vie dans ses prisons. Madagascar détenait, à cette époque, le morbide record du taux de mortalité le plus élevé en milieu carcéral. Nous ne voulions pas dénoncer une situation invivable, mais faire réfléchir sur les questions d’oubli des prisonniers, de survie.
Afrik.com : Les autorités gouvernementales ont-elles vu » Les Damnés de la Terre » et comment ont-elles réagi ?
Djamel Sellani : Le ministère de la Justice et l’administration pénitencière ont vu le film et il a fait changer beaucoup de choses là-bas. Les prisonniers ont plus de nourriture et plusieurs organisations ont fait des dons. L’ambassade des Etats-Unis a offert un bateau au bagne, lui permettant ainsi de s’autofinancer et d’améliorer les conditions de vie des détenus. Notre plus grande satisfaction est cependant que le président de la République ait gracié l’ensemble des bagnards qui avaient été incarcérés avant l’indépendance du pays et qui avaient déjà purgé plus de dix fois leur peine.