C’est à tort qu’on nomme » premiers » les arts africains exposés au musée du Louvre, à Paris. Remarquables sur le plan esthétique, ces oeuvres dégagent aussi toute la force d’un monde invisible, celui des symboles politiques et religieux qu’ils incarnent.
Une sélection de la collection d’Arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, appartenant au musée du Quai Branly qui ouvrira ses portes en 2004, est présentée au Pavillon des Sessions du musée du Louvre, à Paris depuis avril 2000. Rassemblant près de cent vingt chefs-d’oeuvres issus des premières cultures de ces continents, cette sélection provient de collections publiques – celles du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme, du musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie et de certains musées territoriaux ou étrangers. Les querelles suscitées par l’entrée au Louvre de cet art que certains nomment « premier » ne sont rien à côté de la force dégagée par les objets eux-mêmes.
Dans ces civilisations, le monde est double, à la fois visible et invisible. Le monde invisible, celui qui existe au-delà des apparences, est peuplé d’êtres que l’on nomme tour à tour dieux, esprits ou ancêtres. Tous possèdent des pouvoirs supérieurs à ceux des hommes. Ceux qui exercent le pouvoir dans le monde visible se réclament toujours d’un accès privilégié à ces êtres, et c’est cette relation qui rend légitime leur statut de puissants. C’est ainsi que nombre de chefs-d’oeuvres exposés au Pavillon des Sessions sont en fait des créations associées à l’exercice du pouvoir politique et destinés à glorifier les personnes qui l’incarnent.
Avoir du pouvoir politique, c’est être capable d’arbitrer les conflits particuliers au nom d’un intérêt commun, ce que symbolise, par exemple, un sceptre en ivoire Kongo, terminé par une tête de chien: un animal qui, dans l’ancien Congo, était considéré comme un être capable de traverser les mondes et de découvrir la vérité. La sculpture de la divinité de la guerre Gou, du Royaume du &Dahomey, remplissait elle aussi une fonction politique, doublée d’une fonction religieuse: elle recueillait les promesses d’action des guerriers partant en campagne qui désiraient obtenir protection du vodoun.
Recelant une partie du pouvoir, de la force et de l’esprit de leur propriétaire, ces pièces pouvaient faire l’objet d’un don exceptionnel à un autre clan, qui de ce fait emportait alors une part de l’être et de la substance du clan donateur. Les objets fonctionnaient comme des substituts matériels et magiques des personnes vivantes ou mortes.
« Premiers par rapport à quoi ? »
Une relation qu’explique Claude Savary, conservateur du Département Afrique du Musée d’Ethnographie de la Ville de Genève, dans son livre Objets de pouvoirs, ancienne magie bantou en Afrique centrale : « Dans nombre de cultures africaines, océaniennes ou amérindiennes, l’expression esthétique peut prendre toutes sortes de formes et répondre à des besoins collectifs différents des nôtres. Je ne suis pas opposé à une approche esthétique de ces objets, mais dans le respect de ce qu’ils représentent pour ceux qui les ont créés, appréciés et utilisés et non pas en fonction de nos propres émotions. »
L’auteur commente, un peu agacé, la notion « d’arts premiers »: « les historiens de l’art devraient cesser d’utiliser cette terminologie. Premiers par rapport à quoi, je vous le demande? Les peintures rupestres de Lascaux ou d’Altamira, vieilles de plusieurs dizaines de milliers d’années, seraient-elles des arts premiers ? Certainement pas, puisqu’on y relève tout à la fois une remarquable expression naturaliste et aussi d’autres éléments non moins remarquables, très stylisés, comme s’il s’agissait de signes et non pas d’une expression spontanée. »
Ici, l’oeuvre d’art vient s’inscrire dans l’ordre cosmique. Une visite au Pavillon des Sessions suffira pour comprendre que ces objets venus d’ailleurs n’ont rien à prouver ou à défendre vis-à-vis des arts occidentaux.
Nathalie Bentolila