En quel sens est-on nationaliste dans les Etats multiethniques africains ? Les leaders des fronts de la lutte anticolonialiste durant la colonisation étaient-ils des nationalistes ou des internationalistes ? Le panafricanisme est-il une version du nationalisme ? Peut-on, dans un Etat multiethnique africain, être nationaliste au sens moderne et libéral du terme, c’est-à-dire patriote, lorsqu’une nation citoyenne n’est pas encore dûment construite et qu’un Etat national incarnant le bien commun et la souveraineté du peuple n’est pas édifié ? Peut-on, a contrario, être encore nationaliste lorsque la nation citoyenne est bâtie et qu’un Etat démocratique et républicain matérialisant la souveraineté du peuple et l’intérêt général est fondé? Ce questionnement nécessaire et indispensable est provoqué les contradictions que soulèvent les actions politiques et l’exercice du pouvoir des nationalistes africains.
Beaucoup de leaders politiques africains se prévalent d’être nationalistes et s’octroient une légitimité internationale de chefs de la cause des peuples africains en se revendiquant panafricanistes. Mais leur nationalisme et leur panafricanisme suscitent des interrogations justifiées dans la mesure où, bien souvent, leur pratique du pouvoir entre en contradiction avec les titres qu’ils se sont attribués. Faisant peu de cas du bien commun et de l’intérêt général, le nationaliste d’hier se révèle être, aussitôt le pouvoir conquis, un ethno-nationaliste âpre qui a pris le gouvernement pour le profit exclusif de sa famille et de son ethnie. L’unificateur devient un diviseur des peuples qui pratique le clivage social, dresse les ethnies les unes contre les autres. Jetant à bas la liberté qui fut qui le leitmotiv de son combat anticolonialiste, il devient un tyran corrompu qui opprime impitoyablement les peuples de son Etat et les soumet à une colonisation ethnique intérieure . Sous le vêtement du nationaliste intransigeant se dévoile un dictateur qui ne recule pas devant la confiscation du pouvoir, les meurtres de masse et le génocide. Le panafricaniste qui préconisait le fédéralisme et l’unité internationale des peuples africains devient un politicien xénophobe qui prône la préférence ethnique dans son Etat. L’internationaliste socialiste ou libéral devient un nationaliste des frontières ethniques, un adepte de la purification ethnique qui stigmatise les ressortissants des autres pays d’Afrique ; qui n’hésite pas à fermer les frontières de l’Etat contre l’immigration africaine, qui désigne les étrangers à la vindicte populaire à la moindre contestation sociale, lance des expéditions punitives contre eux et les expulse en masse. Le socialisme ou le libéralisme ne sont plus que des masques sous lesquels l’idéologie et les valeurs universalistes sont évacuées au profit d’un mode de gouvernement personnel où la concentration du pouvoir dans les mains d’une oligarchie politique ethnique dominante le dispute à un affairisme effréné caractérisé par les conflits d’intérêt.
Cette transformation du nationaliste africain en ethno-nationaliste est-elle accidentelle ou est-elle la conséquence nécessaire du nationalisme ? En fait, loin d’être fortuite, la conversion du nationaliste et du panafricaniste en tyran corrompu et en xénophobe attitré dans l’Etat multiethnique est la conséquence logique du nationalisme. Dans les Etats multiethniques africains, le nationalisme se change nécessairement en ethno-nationalisme et en xénophobie car, en l’absence d’une nation citoyenne construite sur l’abrogation et le dépassement de la multitude des nationalités ethniques, le nationalisme désigne un faux patriotisme. Son contenu n’est ni le bien commun ni le peuple organiquement uni mais l’identité ethnique. Il renvoie en fait à la prééminence accordée aux particularismes ethniques et aux loyautés coutumières sur le patriotisme et la fidélité à un Etat qui serait au service de l’intérêt général et incarnerait la souveraineté du peuple uni. Quand un Etat-national autonome véritablement républicain et démocratique n’existe pas encore, comme c’est le cas dans la plupart des Etats multiethniques africains, le leader nationaliste est nécessairement un ethno-nationaliste qui conquiert le pouvoir au profit d’une ethnie, d’une famille, d’une tribu ou d’un clan au détriment de toutes les autres composantes ethniques de l’Etat territorial.
Conscients de cette dérive possible du nationalisme en ethnicisme, les leaders des fronts de la lutte anticolonialiste durant la colonisation avaient adopté la conception libérale et révolutionnaire du nationalisme qui provient de 1789 et ne furent pas, pour une grande majorité, des nationalistes mais des internationalistes. Leur lutte contre le colonialisme se plaça sous le signe de l’unification nationale citoyenne des divers peuples africains dans des Etats autonomes et sous le signe du fédéralisme de ces Etats multiethniques en lesquels la construction de la nation citoyenne était le projet cardinal. Le panafricanisme des pères des Indépendances africaines ne fut pas la version internationale du nationalisme ethnique mais la version supranationale du patriotisme des Etats-nations. On ne peut être panafricaniste sans être patriote au sens où l’on a, en tant que tel, résilié le nationalisme ethnique et la fidélité antérieure aux coutumes pour adhérer et être loyal à un Etat démocratique qui incarne le bien commun et la souveraineté d’un peuple de citoyens.
Si le panafricanisme présuppose le patriotisme, qui repose lui-même sur un Etat-national démocratique et républicain, l’on est alors fondé à mettre en doute le panafricanisme proclamé des élites nationalistes africaines actuelles. Leur panafricanisme est sans contenu car leur nationalisme est en vérité un ethno-nationalisme qui croît sur l’absence d’une nation citoyenne et d’un Etat-national véritablement démocratique et républicain. Comment, en effet, pouvoir être l’architecte d’un Etat cosmopolitique africain fondé sur les valeurs de l’universalité lorsque l’on hypostasie, absolutise et cristallise les identités ethniques ? Comment être le bâtisseur d’une communauté internationale citoyenne africaine lorsque l’on est l’architecte de la fermeture des frontières ethniques ? Il n’est pas inintéressant sur ce registre d’attirer l’attention sur le malaise qu’a suscité au sein de l’opinion publique française, dans le cadre d’un Etat-nation, la conversion d’une frange de la droite républicaine pro-européenne aux thèses nationalistes du FN. Il est éclairant de tourner le regard sur le débat qui s’amorce dans la droite républicaine française après les dernières élections présidentielles sur la problématique d’un renouvellement de ses valeurs ; de remarquer le souci qui émerge, au sein du parti, d’un nécessaire aggiornamento, qui permettrait à la droite française de retrouver ses valeurs universalistes et son essence républicaine et patriotique. Il est indispensable de rappeler qu’a contrario, en Côte d’Ivoire, le Front Populaire Ivoirien revendiquait ouvertement son nationalisme lors de l’élection présidentielle de 2010, s’adonnait à l’épuration ethnique, recevait symptomatiquement le soutien du FN xénophobe français et refusait au terme de la crise post-électorale, jusqu’aujourd’hui en 2012, de remettre en cause son programme identitaire et xénophobe.
Dans un Etat ethniquement et culturellement hétérogène sans nation citoyenne, le contenu du nationalisme est nécessairement constitué par les valeurs et les loyautés coutumières d’une ethnie particulière. Le nationaliste y défend fatalement des intérêts ethniques sectoriels et particuliers au détriment d’une nation citoyenne constituée par l’intégration de la diversité ethnique sous un Etat républicain. Dans un Etat ethniquement et culturellement homogène, par contre, le nationalisme repose sur un contenu constitué par la totalité du peuple de l’Etat territorial. Le nationaliste se bat pour sauvegarder et garantir les prérogatives et les intérêts du peuple ethnique en sa totalité. Dans un Etat multiethnique, par contre, le nationalisme s’englue nécessairement dans l’ethnicisme et les particularismes communautaires quand les divers peuples qui composent la population de l’Etat ne sont pas encore organiquement unis et quand une nation citoyenne n’est pas encore construite. Lorsque la nation citoyenne s’édifie dans un Etat-multiethnique, le nationalisme devient caduc. Il cède la place au patriotisme d’Etat. Ainsi le nationalisme est hautement suspect dans les Etats multiethniques africains sans nation. Il désigne toujours une régression vers le stade pré-politique des replis, des antagonismes et conflits identitaires qui divisent et déchirent toutes les communautés polyethniques.