Dans le documentaire Les 16 de Basse-Pointe, la réalisatrice Camille Mauduech rouvre une affaire qui a fait grand bruit, aux Antilles et en France, au début des années 50. Après qu’un géreur de plantation blanc a été assassiné dans un champ de cannes à sucre, en Martinique, 16 travailleurs agricoles noirs sont présentés devant le tribunal de Bordeaux. Aucune preuve tangible ne pèse contre eux. Mais les autorités veulent qu’un verdict exemplaire soit rendu. Une cohorte d’avocats s’engage à défendre les accusés. Se tiendra alors le premier procès du colonialisme français aux Antilles. Le film sort mercredi au cinéma en France.
Ils sont seize. Seize coupeurs de cannes noirs sur le banc des accusés, le 9 août 1951, au tribunal de Bordeaux. Ils sont accusés d’avoir commis l’impensable, d’avoir transgressé un tabou absolu dans cette ancienne colonie esclavagiste qu’est la Martinique : le meurtre d’un blanc, Guy de Fabrique, un béké, descendant de colon, géreur de l’habitation Leyritz. L’homme a été assassiné de 36 coups de coutelas, le 6 septembre 1948, dans un champ de la plantation qu’il administrait. Quelques heures plus tôt, il avait fait face, armé et escorté de trois gendarmes, à une soixantaine de grévistes.
Aucune preuve formelle n’accuse les seize ouvriers agricoles qui font face au juge. Ils ont déjà purgé trois ans de détention préventive, et aucun d’entre eux n’est passé aux aveux. Aucun n’a dénoncé celui qui a porté les coups fatals au béké. Pourtant, chacun d’eux sait qui en est l’auteur. Pour les défendre, une batterie d’avocats. Parmi eux, la guadeloupéenne Gerty Archimède et les Martiniquais Marcel Manville et Georges Gratiant – qui sera maire communiste du Lamentin de 1959 à 1989. Ce sont dans les cartons d’archives de ce dernier, que lui a confié sa femme Eugénie en 1992, que la réalisatrice Camille Mauduech découvrira l’affaire des « 16 de Basse Pointe ». « Il y avait une telle dramaturgie dans les faits que j’ai voulu faire ce film. Donc, j’ai été cinéaste avant tout », nous a expliqué la réalisatrice. « Ensuite, l’histoire m’a intéressée parce qu’elle est exceptionnelle dans ce pays. Le crime est un peu un exutoire de l’histoire, tout est mobilisé sur ce geste qui rejoint la grande histoire », a-t-elle ajouté.
Une enquête captivante
Ce procès qui, en pleine période de luttes anticoloniales, a un retentissement international, agit comme un révélateur. « Les jurés ont découvert que sur une terre française, des hommes vivent encore comme des esclaves et que, quand ils réclament du pain, ils récoltent des balles », assène froidement la voix de Camille Mauduech sur les images d’archives qui nous immergent dans la société martiniquaise des années 1940-1950. Une époque où, dans les colonies françaises d’Amérique devenues départements français en 1946, les conditions de vie des travailleurs agricoles demeurent misérables, où les forces de l’ordre n’hésitent pas à tirer à balles réelles sur les grévistes noirs et indiens, mais où l’assassinat d’un blanc reste inconcevable.
Captiver le spectateur, le plonger, en prenant garde qu’il ne se noie, dans les arcanes de cette affaire à tiroirs et la complexité de la société martiniquaise étaient de vraies gageures pour la réalisatrice. Peu d’images des faits et de leurs protagonistes, peu de témoins vivants, des langues qui ont du mal à se délier même 60 ans après… Il aura fallu cinq années de travail à Camille Mauduech pour fabriquer ce documentaire, dont « deux ans de préparation, de recherche, d’épluchage de dossiers, de vérification des infos ». Et au final, elle livre une œuvre captivante, dans laquelle, tenant le rôle de l’enquêtrice, elle prend le spectateur par la main et l’entraîne, pas à pas, dans ses investigations. « J’ai eu ce besoin de m’investir à l’image car j’ai tellement trituré les gens, que je ne me voyais pas me cacher derrière une voix-off », déclare-t-elle pour justifier son choix.
Camille Mauduech, métisse martiniquaise ayant grandi à Marseille jusqu’à l’adolescence, puis sur l’île natale de sa mère, poursuit dans ce film une quête personnelle. « Je voulais rendre à la Martinique ce qu’elle m’a donné, nous a-t-elle confié. Et maintenant, j’ai l’impression d’avoir posé une pierre à l’édifice de la mémoire. » Une mémoire qui demeure douloureuse et agissante, comme le prouvent les révoltes sociales qui, au début de cette année, en Martinique et en Guadeloupe, dénonçaient les pesanteurs coloniales et la pwofitasyon. Des maux contre lesquels résistaient déjà, en leur temps, « les 16 de Basse-Pointe ».
La bande annonce du film :
Les 16 de Basse-Pointe, un documentaire écrit et réalisé par Camille Mauduech
Production : les Films du Marigot, MP Productions, Les Films du Dorlis
Durée : 1h48