« Le vrai problème de la CEDEAO est l’absence de modèles pour assurer le leadership de l’organisation »


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Bola Tinubu, président en exercice de la CEDEAO
Bola Tinubu, président en exercice de la CEDEAO

L’actualité ces derniers jours en Afrique de l’Ouest reste marquée par l’annonce faite, dimanche, par le Burkina Faso, le Mali et le Niger de se retirer de la CEDEAO. Une décision qui serait lourde de conséquences pour chacune des parties. C’est, en tout cas, l’avis de l’historien béninois, Dodzi Missihoun, auteur de l’ouvrage Guerre et paix, un défi pour la CEDEAO : 1989-2012. Il s’est confié à Afrik.com.

Entretien

Quelle lecture faites-vous de la décision du retrait de la CEDEAO du Mali, du Niger et du Burkina Faso ?

La décision de sortie de la CEDEAO du Mali, du Niger et du Burkina Faso est consécutive à la crise que traverse la CEDEAO, depuis l’émergence du terrorisme islamiste dans ces pays au début des années 2000, et l’incapacité de l’organisation à y faire face. Cette crise a connu son apothéose suite à des coups d’État militaire qui ont renversé des régimes civils et démocratiques jugés incapables d’éradiquer la menace dans les trois pays, et la prise de position de la CEDEAO contre ces coups de force par principe et au regard des dispositions de son traité. Une telle décision n’est pas la première au sein de la CEDEAO.

Dodzi Missihoun, Historien béninois, spécialiste de la CEDEAO
Dodzi Missihoun, Historien béninois, spécialiste de la CEDEAO

On se souvient qu’en 2000, la Mauritanie, pays membre fondateur s’est retirée de la CEDEAO officiellement pour protester contre la décision de la CEDEAO de se doter d’une monnaie unique alors que tout le monde sait que c’est l’intervention du Président en exercice de la CEDEAO d’alors, le Nigérian Olusegun Obasanjo, sur la situation de maltraitance des Négro-Mauritaniens, une situation interne à la Mauritanie qui a irrité les autorités mauritaniennes. Cependant, la décision de ces trois pays est inédite par leur nombre, leur volonté de constituer une autre organisation sous-régionale parallèle à la CEDEAO appelée l’Alliance des États du Sahel (AES) et l’onde de choc qu’elle a provoqué au sein de l’organisation.

Pour l’Afrique de l’Ouest, ce chevauchement de plusieurs organisations sous-régionales visant les mêmes objectifs n’est pas une bonne chose, car il induit une dispersion des forces et en fin de compte du surplace. C’est pour résoudre le problème de la fragilité structurelle de l’État africain issu de la conférence de Berlin que les organisations sous-régionales sont mises en place. Les mouvements centrifuges d’aujourd’hui ne font du bien à personne.

Pensez-vous que les trois pays sont sur un chemin de non-retour ou vont-ils accepter l’option de la négociation présentée par la CEDEAO ?

Je pense que la décision de sortir d’une organisation sous-régionale dont on a été la cheville ouvrière, depuis la création jusqu’à aujourd’hui, ne peut être prise à la légère. Sauf pour monter les enchères diplomatiques afin de faire plier la CEDEAO. Pour moi, trois options s’offrent pour le retour de ces trois pays :

– poursuivre la négociation jusqu’au bout afin de rassurer ces trois pays que leurs intérêts vitaux et la sauvegarde de leur souveraineté seront garantis au sein de la CEDEAO ;

– laisser la situation pourrir et espérer des changements de régimes plus favorables dans ces trois pays ;

– prendre des mesures de rétorsion économique au sein de la CEDEAO pour contraindre ces pays à rentrer dans les rangs, car ce sont des pays qui souffrent de plusieurs fragilités et vulnérabilités qui laissent difficilement croire à un mieux-être en dehors de l’espace CEDEAO. Une telle mesure serait toutefois d’une extrême gravité.

Le rapprochement entre ces trois pays et Moscou peut avoir des conséquences économiques graves pour ces pays, car on peut aller à la suspension des aides économiques occidentales à ces pays

Quelles sont les implications d’un tel retrait pour les trois pays, d’une part, et pour le reste des pays de la CEDEAO, d’autre part ?

Il faut voir au-delà de cette crise interne à la CEDEAO la transposition en Afrique du conflit géostratégique qui oppose la Russie à l’Occident. Car ces pays semblent être portés à bout de bras par la Russie. Je n’en juge que par l’offensive diplomatique de Moscou dans ces différentes capitales ces derniers temps (Bamako, Niamey, Ouagadougou) et la récente visite du secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, à Abuja pour marquer le soutien des États-Unis à la CEDEAO. Le rapprochement entre ces trois pays et Moscou peut avoir des conséquences économiques graves pour ces pays, car on peut aller à la suspension des aides économiques occidentales à ces pays.

D’aucuns peuvent penser que ces aides n’aident vraiment pas les pays sous-développés à émerger. Mais, c’est plus facile à dire qu’à faire. Car j’avais déjà évoqué précédemment les multiples fragilités de ces pays : pénurie alimentaire, crises climatiques multiformes dont la sécheresse et l’aridité, le déficit hydrique, les nombreuses difficultés liées à l’enclavement, etc. Ces vulnérabilités multidimensionnelles font de ces pays, des pays vivant de l’aide internationale. La coupure de ces ressources financières vitales aura des conséquences économiques, sociales et mêmes politiques de grande ampleur sur ces pays sahéliens à écologie fragile.

Ce retrait pourrait également avoir des conséquences sur la libre circulation des ressortissants de ces pays qui se sont établis dans les pays membres de la CEDEAO et entraver leurs activités économiques au sein de l’espace communautaire. Les États de l’AES doivent poursuivre leur logique jusqu’au bout et sortir aussi de l’UEMOA afin de mettre en place leur monnaie commune.  Et c’est là que commencera le plus dur pour eux, car gérer une monnaie n’est pas chose aisée. Il vaut mieux être dans un ensemble plus fort et plus complémentaire.

Sur le plan politique, je n’ose pas croire que ce retrait soit une stratégie pour les régimes militaires installés dans ces pays pour s’éterniser au pouvoir, refuser d’organiser une transition politique qui aboutirait au retour de gouvernements civils et se soustraire des critiques de la communauté internationale notamment de la CEDEAO. Si c’est le cas, ce serait un terrible recul démocratique et les mêmes causes qui ont conduit à la déconfiture de ces États peuvent produire les mêmes effets avec des cycles de gouvernements militaires sans grande prise sur l’avenir. Nous devons faire l’économie des erreurs du passé.

La CEDEAO n’est qu’une institution. C’est aux hommes chargés d’animer cette institution d’assumer la responsabilité de ses errements actuels

Pour les autres pays de la CEDEAO, ce retrait marque un coup dur pour l’organisation. Il peut ouvrir la porte à d’autres retraits, pour un oui ou pour un non, pour peu que l’organisation rappelle à l’ordre les États qui ne respectent pas les principes et les textes juridiques, qu’ensemble les pays membres se sont donnés. Et c’est là toutes les difficultés des organisations inter-États en Afrique. On peut tout reprocher à la CEDEAO sauf de vouloir faire respecter ses textes fondamentaux. C’est un mauvais procès fait à la CEDEAO. Sans respect des textes, il n’y aura plus d’organisation multilatérale en Afrique.

Il faut, sur ce point, être catégorique et ne pas tergiverser avec le respect des textes. En plus, faire partie d’une organisation internationale, c’est accepter des concessions de souveraineté. Un État membre d’une organisation internationale ne peut plus prétendre disposer de toute sa souveraineté, car une partie de cette souveraineté est conférée à l’organisation supranationale. Ceci dit, il faut reconnaître que le vrai problème de la CEDEAO est l’absence de modèles pour assurer le leadership de l’organisation. Les pays qui tentent de jouer ce rôle et qui s’érigent parfois en donneurs de leçons ne sont pas irréprochables. Pour sanctionner les autres, il faut soi-même être indemne de tout reproche. Voilà à mon avis le vrai problème de la CEDEAO. Et donc les États qui sont en mauvaise posture avec les textes profitent de cette fragilité pour organiser la rébellion.

Si ce retrait est acté, vous l’avez dit, ce serait un gros coup porté à l’institution régionale à un an de son cinquantième anniversaire.

Bien sûr, un vrai coup dur ! Mais, à l’étape d’aujourd’hui, cette décision n’est pas encore actée. Car il aurait fallu à ces États de déposer un document écrit dans ce sens à la CEDEAO pour que le retrait puisse prendre juridiquement forme et le processus de retrait pourrait durer un an. Période au cours de laquelle beaucoup de choses peuvent se passer. Je crois que la sagesse va prévaloir et que ces États regagneront leur place au sein de la communauté économique.

Cette organisation économique est la seule de dimensions capables de favoriser très rapidement le développement des pays de l’Afrique de l’Ouest, et il va dans l’intérêt de nous tous de la pérenniser. Notre survie en dépend. La CEDEAO n’est qu’une institution. C’est aux hommes chargés d’animer cette institution d’assumer la responsabilité de ses errements actuels. L’institution n’a donc pas à être blâmée pour des erreurs commises par les hommes.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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