José Gabriel Condorcanqui (Túpac Amaru) (1738-1781) ne fut pas le premier ni le seul à se soulever contre la domination et l’exploitation des espagnols en Amérique. Le cacique péruvien a prolongé dans le temps une constante historique qui débute au 16ème siècle et s’étend, puis s’amplifie tout au long des siècles, au point d’aboutir à la libération au 19ème siècle.
De fait, Condorcanqui a pris le nom du vrai Túpac Amaru, dernier souverain inca (1571-1572), qui a mené une révolte armée contre les conquistadors hispaniques et qui par le biais d’une guerre de guérilleros va étendre la libération des régions andines, jusqu’à ce que le Vice-roi du Pérou Francisco de Toledo envoie une puissante expédition armée qui allait mettre fin à la rébellion avec la mort de Túpac Amaru (1572), dernier empereur inca.
Cependant, même avant le premier Túpac, il y eut une autre grande insurrection menée par des esclaves africains. Une image fossoyée des noirs chassés comme des bêtes en Afrique et déportés dans le Nouveau Monde pour être exploités jusqu’à la mort a été propagée. Cette image est celle d’une résignation face à ce destin cruel. Il n y a cependant rien de plus loin de la réalité. Les africains ne se sont jamais résignés face à un avatar supposément inéluctable. Bien au contraire. Malgré les répressions sauvages des espagnols, qui réprimaient grandement la plus petite tentative de révolte contre les conditions inhumaines auxquelles étaient soumis les esclaves, les noirs se soulevèrent plusieurs fois pour revendiquer la dignité de leur condition humaine.
La première grande révolte éclata en 1533 dans les mines de Buría sur le territoire actuel du Venezuela. La sous-alimentation, les journées de travail interminables dans les mines, le traitement impitoyable des gardes espagnols, la terrible mortalité résultant de l’exploitation même des femmes, des personnes âgées et des enfants ont peu à peu créé le climat de rébellion. Il ne manquait plus alors qu’émerge un leader qui allait prendre la tête du soulèvement. Ils le trouvèrent en un jeune messianique, le Nègre Miguel, également mentionné dans l’historiographie vénézuélienne comme San Miguel (Saint Miguel), car il est encore vénéré comme un saint quatre siècles après son épopée dans des régions peuplées par les descendants des premiers esclaves,.
Lorsque l’or fut découvert dans ce qu’on croyait être la première veine du mythique Eldorado, le besoin d’une main d’œuvre esclave se fit sentir et en 1532 un grand contingent d’africains fut déporté de Puerto Rico. Parmi eux se trouvait Miguel, qui depuis son adolescence avait démontré un inébranlable amour-propre, malgré les flagellations et les pièges avec lesquelles les maîtres tentaient de faire fléchir leur esprit.
L’exploitation atroce à laquelle il fut soumis à la Real de Minas de San Felipe de Burías fit le reste. Il supporta très peu les châtiments et les vexations, et quelques mois seulement après son arrivée au gisement, dans lequel il avait été intégré dès 1533, il réunissait un petit groupe d’esclaves avec lesquelles il allait s’échapper. Les Espagnols initièrent une chasse qui ne donna aucun résultat; et ils ne réussirent pas à obtenir de l’information leur permettant de s’orienter jusqu’au refuge des évadés, même pas en soumettant à la torture les esclaves qui n’avaient pas pu s’enfuir.
De toute façon, il ne fut pas nécessaire qu’ils aillent à leur recherche, car Miguel démontra une plus grande audace que l’auraient imaginé ses exploiteurs. Il attaqua la Real de Minas par surprise, régla ses comptes avec les gardes vésaniques, en faisant assassiner certains d’entre eux, il collecta des armes et des munitions et s’enfuit en emportant également avec lui des dizaines d’esclaves qui s’ajoutèrent aux rebelles. Les indiens qui souffraient aussi de la violence de l’exploitation s’ajoutèrent aux noirs africains, et petit à petit le caudillo rebelle étendit ainsi sa domination sur une importante région montagneuse. Ses réduits, dénommés palenques étaient semblables aux quilombos établis de leur côté par les esclaves noirs du Brésil. Ou aux cumbes qui allaient jaillir des décennies plus tard au Venezuela. Ils étaient situés dans des lieux pratiquement inaccessibles ; leurs défenses pouvaient s’effectuer avec des forces réduites et permettaient d’exécuter des embuscades sanglantes.
Renforcé dans sa position, Miguel décida de se proclamer roi et couronna Guiomar, son épouse en tant que reine. Il fit quelque chose de plus : il créa une église qui fusionnait l’animisme africain à la religion catholique et désigna son propre évêque. Les missionnaires espagnols se plaignirent contre ce noir démoniaque qui était en train d’aller trop loin dans le défi qu’il lançait à Christ et à Felipe II. L’instigation du clergé n’était pas vraiment nécessaire, puisqu’il était suffisant pour mobiliser les forces espagnoles le fait intolérable que l’extraction de l’or avait diminué de façon importante depuis le soulèvement du Nègre Miguel.
Le règne défiant de Miguel et Guiomar et de l’évêque de son église dura deux ans. Cela ne pouvait plus durer, car c’était un mauvais exemple qui pouvait se propager dans d’autres communautés d’indiens et de noirs. Le roi africain ne se contentait pas de rester dans son réduit, mais il mais il avait parfaitement compris la nécessité de la propagande armée (comme on le proclamait en Argentine de années plomb des années 70 du siècle passé, comme s’il s’agissait d’une découverte géniale du marxisme-léninisme ou de son versant guevariste). Les incursions contre les établissements espagnols s’intensifièrent et devinrent plus fréquents au point de perturber totalement les extractions minières et les activités agricoles. Miguel était en train de créer un double problème politique et économique aux conquistadors espagnols.
Évidemment, le militantisme féminin dans les organisations guérilleros n’est pas non plus une création du 20ème siècle. La reine Guiomar et des dizaines de femmes se battaient coude à coude avec leurs maris. Elles combattirent en les soutenant par dizaines et démontrèrent qu’elles possédaient autant de valeur et d’audace que leurs hommes. Les femmes qui ne combattaient pas restaient dans l’arrière-garde pratiquant des rituels magiques et chantaient pour renforcer le courage des guerriers (L’imagination de Alejo Carpentier et d’autres auteurs de ce qu’on appelle le « boom » littéraire latino-américain du siècle passé n’a pas eu besoin d’être encore plus activée; la lecture attentive de l’histoire de l’Amérique Latine fut suffisante).
Des ordres drastiques arrivèrent de l’Espagne. Il fallait que cela prenne fin. Le Nègre Miguel ne connaissait pas les instructions envoyées par la Corte, décida de lancer un défi plus grand en attaquant la ville Nueva Segovia de Barquisimeto qui venait d’être créé. Ce fut une terrible erreur stratégique, car la garnison espagnole avait été renforcée par c des contingents venus de la ville voisine de El Tocuyo. Les rebelles noirs furent décimés.
Le capitaine Diego García Paredes se dit un plaisir d’égorger Miguel, tandis que d’autres capitaines décapitaient les principaux collaborateurs du caudillo noir qui n’étaient pas morts sur le champ de bataille. Les africains et les indiens survivants eurent les tendons des pieds, la narine et les oreilles coupés, avant d’être bafoués et en signe d’avertissement à ceux qui essayeraient de défier une nouvelle fois le pouvoir espagnol. Guiomar fut emprisonnée et soumise à des tortures et d’autres formes de sévices qui causèrent sa mort des mois après la défaite de Barquisimeto.