Le remède kenyan à la « malédiction des matières premières »


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Si le Kenya concurrence aujourd’hui les géants sud-africain et nigérian sur la scène africaine, c’est que le pays a su réformer son économie et son système fiscal, afin d’augmenter et stabiliser ses recettes.

Les richesses naturelles ne se transforment pas toujours en richesse économique. Ce paradoxe bien connu, mis au jour par Richard Auty dans les années 1990, touche aujourd’hui certains pays d’Afrique qui, bien que dotés de ressources terrestres exceptionnelles, peinent à en tirer de substantiels – et pérennes – revenus. C’est ce que l’universitaire, spécialiste des questions liées à l’économie et à l’environnement, a nommé « la malédiction des matières premières ». Minerais en tout genre, hydrocarbures (gaz et pétrole), ressources énergétiques (eau) etc., malgré d’importantes richesses, en sous-sol surtout, certains pays africains connaissent un développement socio-économique lent, dont la première victime n’est autre que la population.

« Concurrent redoutable »

En 2007 déjà, Gilles Carbonnier, un universitaire suisse spécialisé dans les politiques du développement, notait en effet dans un article intitulé « Comment conjurer la malédiction des ressources naturelles ? » que « de manière paradoxale, l’exploitation des richesses du sous-sol est souvent associée à la misère des populations locales, à la mauvaise gouvernance et à la dégradation de l’environnement ». Il n’est d’ailleurs pas rare de voir, à quelques encablures d’une misère bien présente, d’immenses chantiers qui contrastent singulièrement avec celle-ci. « Les pays qui tirent une forte rente de l’exploitation de matières premières voient souvent la majorité de leur population sombrer dans la pauvreté et la précarité » écrivait-il il y a dix ans.

« Trop d’Etats ont été pris dans une euphorie d’investissements souvent improductifs [auxquels] se sont ajoutées des opérations de maquillage des finances publiques » explique pour sa part à Jeune Afrique Amaury de Féligonde, conseiller en stratégie et finance dédiées à l’Afrique, passé par le cabinet McKinsey. Résultat : « Des projets propices à des ‘taux d’évaporation’ hors norme : l’ancienne ministre des Hydrocarbures au Nigéria est accusée d’avoir détourné des centaines de millions de dollars, comme l’entourage du Président de Guinée équatoriale ou de Jacob Zuma ». Malgré tout, d’après lui, « aucune malédiction africaine ne peut être invoquée [car il existe] des outils connus [qui] permettent de poser les bases de finances publiques saines. »

Diversifier l’économie pour enrayer la malédiction

Même son de cloche chez Gilles Carbonnier qui écrivait en 2007 qu’ « il existe toutefois des exceptions à la règle » parmi les pays africains. La solution, selon lui ? Un savant mélange de « prudence fiscale et budgétaire, efforts de diversification économique et soutien au secteur agricole, [ainsi qu’une] bureaucratie compétente ». C’est ce que le Kenya tente de prouver depuis quelques années. Si le pays d’Afrique de l’Est, de plus de 40 millions d’habitants, ne dispose pas de ressources minérales abondantes – hormis le plomb et l’argent –, les énergies renouvelables y ont une place importante ; entre l’hydroélectricité et la géothermie, celles-ci lui fournissent le quart de sa production électrique. Les barrages de Kiambare et de Turkwell, par exemple, constituent la plus grande richesse industrielle du Kenya. Qui a également atteint l’autosuffisance pour l’ensemble des denrées alimentaires de base.

En trois temps, le pays a organisé sa solidité et sa stabilité, jusqu’à devenir un « concurrent redoutable » de l’Afrique du Sud et du Nigéria pour le leadership économique sur le continent, selon un récent rapport du cabinet londonien Control Risks. Le Kenya a su faire « émerger les secteurs de l’horticulture, du tourisme (1 milliard de dollars de recette chacun) et des services financiers, contrairement aux pays mono-producteurs d’hydrocarbures » indique Amaury de Féligonde. Il a également fait de « la promotion d’institutions financières locales fortes, notamment les fonds de pension », une priorité ; celles-ci lui permettent « de disposer de ressources longues […] et de moins dépendre des investisseurs internationaux […] voire de certains ‘fonds vautours’ ».

Traçabilité des produits

Si, au Kenya, les recettes fiscales pèsent près de 20 % du PIB du pays, celles du Nigéria représentent 7 % du PIB seulement. La raison d’une telle différence ? Les autorités kenyanes, et notamment la Kenya Revenue Authority (KRA) – l’équivalent de la direction générale des finances publiques en France –, ont mis en place des systèmes de gestion des produits soumis à accise, dans les années 2010, afin d’éliminer la fraude en matière de taxe. Une méthode de suivi et de traçage efficiente qui « nous aidera à détecter les faux timbres pendant les contrôles sur le terrain » renseignait le commissaire général de la KRA, John Njiraini, à l’époque. Principales industries visées : celles des spiritueux et, surtout, du tabac.

La problématique des cigarettes de contrebande (l’immense manque à gagner fiscal pour l’Etat) n’est pas propre au Kenya : un peu partout, en Amérique latine, en Europe, les gouvernements doivent y faire face. Et ont pour cela recours à la méthode du traçage, qui permet de repérer les produits contrefaits. Une nécessité : en 2011, l’Agence kenyane de lutte contre la contrefaçon estimait à 70 milliards de shilling kenyan (800 millions de dollars) les pertes fiscales, sans compter les dommages collatéraux sur l’emploi et l’investissement.

Après plusieurs tentatives infructueuses, entre 2003 et 2011, l’Etat est finalement parvenu à mettre en place un système de traçabilité efficient. Il a fait appel au leader mondial de la fourniture d’encres de sécurité, la société suisse SICPA, pour encadrer la production de tabac et d’alcool. La méthode : des timbres fiscaux dotés d’éléments physiques et digitaux sécurisés et apposés sur chaque emballage, afin d’éviter la falsification des produits. Le Kenya a enregistré une hausse de 30 % des ventes de cigarettes légales près de sa frontière occidentale – autrefois connue pour être une plaque tournante de la contrebande ; plusieurs rapports d’Euromonitor International, notamment, ont pointé de manière concomitante une baisse des cigarettes illicites sur le marché ; le nouveau paradigme fiscal a généré plus d’un milliard de shilling kenyan (11 millions de dollars) de recettes par an.

L’augmentation des recettes fiscales est partie intégrante de la bonne santé actuelle du pays. Qui, pour rappel, a enregistré une croissance économique moyenne de 6 % entre 2010 et 2016 – les spécialistes tablent sur 5,4 % pour cette année –, possède des points forts qui lui permettent « d’agir comme porte d’entrée dans la grande région d’Afrique de l’Est », selon le cabinet Control Risks, et dispose d’« une main-d’œuvre bien instruite, un secteur des services innovant et des investissements continus du gouvernement dans la modernisation des infrastructures nationales clés […] » De quoi figurer dans les dix meilleures économies africaines, selon un rapport récent du Forum économique mondial.

Par Gérard Lafont

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