De la dernière affaire Mami aux démissionnaires du raï qui se convertissent aux chants religieux comme Cheb Djelloul ou Chebba Zehouania, c’est tout un mouvement oscillatoire, entre noceurs et puritains, ivresse et hadj, scandale et hidjab. La musique algérienne la plus connue dans le monde navigue entre religion et hédonisme. Mais sa mort, annoncée chaque année, est repoussée. Sacré raï!
Le raï, l’un des rares produits d’exportation du pays avec les hydrocarbures et les dattes, n’est plus actuellement sous les feux des projecteurs, mais plutôt sous les néons des commissariats.
Le raï déraille, à l’image de Mami, l’un des plus connus mondialement, qui risque dix ans de prison pour une longue suite de délits dont le best of est la tentative d’avortement forcé, la séquestration et l’ingestion forcée de substances paralysantes, comme un vulgaire agent de la CIA à Alger.
Le raï est sur la paille ? Ce n’est pas entièrement vrai puisque le raï et ses adeptes ont toujours traîné avec eux un parfum de scandale, lié à la personnalité et aux frasques de ses chebs et cheikhs, chabbates et cheikhates, toujours à la limite de la légalité et de la morale. Il y a dix ou vingt ans, l’affaire Cheb Mami n’aurait étonné personne.
Pour Hadj Miliani, auteur et spécialiste du raï (voir encadré) « L’affaire Mami est sortie de son cadre personnel et d’affaire justiciable pour prendre une dimension politico-judiciaire avouée ou non. »
Les adversaires du raï ont bien sûr saisi cette occasion pour rappeler tout le mal qu’ils pensent de cette musique du diable, liée au soufre, élément naturel, à l’image du dernier tube de Abdou Skikdi « aâliha ndir scandale ». Khaled est en procès avec le fisc français à qui il doit près d’un million d’euros.
Une musique sulfureuse
Il y a quelques temps, Réda Taliani était encore interdit d’antenne pour avoir clamé la marocanité du Sahara occidental, succédant au Cheb Hindi qui déchirait son passeport algérien dans une chanson en forme de tube pré-harraga ouvrant les voies de la mer, ou encore Cheb Azzedine qui a fait de la prison pour avoir critiqué le wali de Chlef, bien avant les émeutes de 2008.
C’est peut-être pour cette raison et face à la pression conservatrice que Cheb Djelloul, fer de lance du nouveau mouvement, a abandonné les cabarets pour se consacrer à Dieu mais sans abandonner la chanson.
Comme il le dit lui-même, « je veux inventer un nouveau genre, le raï islamique. » Sortant des cabarets obscurs pour investir les boîtes branchées, (« Le raï c’est chic », comme le dit le tube de Mami), le genre s’est rapidement propagé à l’intérieur et à l’extérieur des frontières dès la sortie de l’ère du Cheikh Boumediene et à l’arrivée du Cheb Chadli avec ce vent de libéralisme qui a soufflé sur le pays. Le mouvement a commencé à s’inverser dans les années 90.
Combat musical entre le bien et le mal
Avec Cheb Hasni assassiné, c’est toute la jeunesse anticonformiste des années 80 qui reçoit une balle dans le dos et fait une marche arrière.
A l’image de cette vieille chanson de Boutaïba Seghir, « Sidi Rabi Ghferli », les repentis sont légion depuis. Après avoir fait un tube l’année dernière « chkoun kan igoul » (qui l’aurait dit ?), Cheb Djelloul a jeté ses instruments de musique et sa vie pour passer de l’autre côté du miroir, en sortant des K7 d’anachids islamiya. Il prêche même avec des imams pour convaincre les autres chanteurs et chanteuses de raï d’abandonner le genre pour retrouver la voie de Dieu.
Qui l’aurait dit ? « Je demande tous ceux qui ont une K7 de mes chansons sayi’iets (mauvaises), de la brûler », déclaret- il. Le mounchid Djelloul, comme il s’appelle aujourd’hui, lance le raï islamique et une campagne avec un imam pour le retour des raïmens et raïwomens vers « sirat el moustaqim » (le droit chemin).
On annonce déjà Houari Dauphin, Reda Taliani, et Hasni Sghir, Cheb Redouane et Cheb Abbas dans le rang des repentis et El Mounchid Djelloul, ex-cheb Djelloul, explique attendre une fetwa de du Cheikh Qaradawi (si si, c’est un Cheikh), pour pouvoir chanter avec Chebba Kheira des anachids islamiques (c’est quand même une femme).
En attendant, Djelloul prépare un duo avec un autre mounchid, syrien, Ihab Akram. Car c’est bien d’Orient que la vague est arrivée, avec cette mode des mounchids qui chantent Dieu sans complexe, pour la rédemption de tous, et la leur.
Une voix critique et anticonformiste
Tout n’est pourtant pas fini dans le raï, Chebba Kheira est en colère, « ce que je fais, ne regarde que moi », passant des cabarets au hidjab puis tout récemment, du hidjab pour un retour remarqué au raï, où elle a été aperçue il y a quelques jours à Aïn Turk, sur la corniche oranaise, chantant dans un festival… de soutien à l’élection de Bouteflika. Tout comme Cheb Abdou, annoncé dans les prochains jours pour un festival du même genre, toujours pour Bouteflika.
Qui est le diable ? C’est le même président Bouteflika, homme de l’Ouest, qui, il y a 2 ans, conviait en public Chebba Zehouania, la reine du raï, à « laver ses os » (rouhi eghessli aâdamek) et à aller au Hadj sur son invitation (et notre argent).
Ce qu’elle fit, et de retour, mit le hidjab et sortit un album d’anachids « Sidi Mohamed rassoul allah ». Cheb Bilal fait la prière et ne boit plus depuis longtemps, Cheikha Rimitti est allée au Hadj des années avant de mourir en 2008 et Khaled a récemment déclaré être « prêt à prendre les armes pour défendre Ghaza ».
A partir du Luxembourg où il s’est réfugié ? Non, à partir d’une nouvelle tendance morale du raï, qui se veut propre et irréprochable.
L’un des derniers bastions de la contreculture dans une terre où le conservatisme a réussi à intimider toutes les expressions artistiques, est-il en train de tomber ? Oui et non, le raï oscille encore entre Dieu et diable, même si le deuxième reste en minuscule.
Le raï chante encore tout haut ce que l’on fredonne tout bas et les contradictions de cette musique, genres authentiquement algériens (le raï et les contradictions), restent entières.
Les chebs et chebbates vont-ils tous et toutes abandonner le raï ? Beaucoup n’y croient pas et en rient même. Lorsqu’elle est partie au Hadj, sur l’invitation du président Bouteflika, on raconte à Oran que durant la séance de lapidation du diable, pendant qu’elle lançait des pierres, le diable l’aurait regardée, déçu et désappointé, en lui disant : « hata nti benti » (même toi ma fille..).
Chawki Amari, de notre partenaire El Watan