
Le projet Massignon.
Dans la société technocratique, techniciste, ignorantiste, les projets culturels, quand l’idée en est lancée, suscitent souvent la perplexité, le scepticisme, la circonspection, l’indifférence. Dans un monde uniquement actionné par la performance, la concurrence, la compétition, la rentabilité, la vénalité, la rapacité, l’obsession consumériste, quantitativiste, la saturation matérielle et l’indigence spirituelle, la culture est reléguée au rang de préoccupation perturbatrice, désorganisatrice, déstabilisatrice. La culture actuellement les banalisations pernicieuses, les présomptions suspicieuses, les censures silencieuses. S’il est une urgence humaine, sociétale, vitale, salutaire, c’est la sauvegarde de la culture. Les propositions audacieuses sont des anticipations d’avenir.
Pordic dispose d’un patrimoine intellectuel, artistique, historique exceptionnel, jamais mis en valeur. L’enjeu n’est pas uniquement local, régional, national. Pordic a vocation d’être un pôle d’attraction, non seulement de pérennisation de l’héritage, mais, aussi et surtout, un centre d’études, de recherches, de résidence international, fertilisateur de la pensée massignonienne. Car, la philosophie de Louis Massignon est tout autant initiatrice du dialogisme religieux, de l’interactivité culturelle, que prédicatrice d’un pacifisme salvateur.
Louis Massignon à Pordic.
Mercredi, 18 décembre 2024. La conférence Louis Massignon à Pordic connaît une bonne couverture médiatique et une affluence remarquable. L’amphithéâtre du Centre culturel Ville Robert est plein. L’échange avec la salle et les discussions informelles soulignent l’intérêt suscité par l’exposé. Le propriétaire actuel du manoir Massignon, Karl Blohm, physicien, et son épouse, sont présents. Ils m’ont aimablement reçu, l’été précédent, pour un inventaire photographique des sculptures et des bas-reliefs de Ferdinand Massignon, alias Pierre Roche. Je les invite au dîner offert par Joël Batard, maire de Pordic. Le manoir est un témoin précieux, par lui-même et par les œuvres qui s’y sont durablement nichées.
Combien de pensées s’y sont élaborées ? Combien d’écrits s’y sont rédigés ? Louis Massignon, quêteur d’absolu, de la fenêtre de son bureau, s’absorbe dans l’incommensurabilité de l’océan. J’ai toujours estimé que l’art et la poésie sont les bouées de sauvetage de l’humanité. Rien de plus gratifiant que le sentiment d’utilité culturelle.
Jeudi, 19 décembre 2021. À Binic où nous résidons, Place de la libération, le monument commémoratif de la Première Guerre mondiale est réalisé en 1920 par Ferdinand Massignon, dit Pierre Roche, et son ami Auguste Biaggi (1878-1965). Un ange en bronze baptisé Victoire surmonte la colonne. Les empreintes artistiques, occultées depuis un siècle, parsèment les deux communes de Binic et de Pordic. Berengère Massignon, sociologue, sculpteur, unique héritière, a offert à la ville de Pordic un fonds d’ouvrages, avec une dizaine d’éditions originales, une épreuve en plâtre représentant Louis Massignon, réalisée par Auguste Biaggi.
Vendredi, 20 décembre 2024. Je découvre au Musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc cinq sculptures de Pierre Roche, en dépôt depuis longtemps, inexposées, enterrées dans les caves, méconnues. Une cariatide, une dryade, une statue titrée Désespoir, une charmeuse de serpent, un gladiateur blessé. Le musée de Saint-Brieuc, pourtant classé musée de France, ne décline que des décors domestiques, des photographies de la vie quotidienne passée et présente des Cotes d’Armor. L’établissement ne dispose plus de direction ni de staff technique à cause des restrictions budgétaires. Une employée, proche de la retraite, accueille, avec amertume, les rares visiteurs.
Lundi, 6 janvier 2025, le maire de Pordic m’invite à faire un exposé devant le bureau municipal sur le projet Massignon. J’explique que la commune bénéficie d’un patrimoine matérialisé, immortalisé par le manoir de la Ville Evêque, édifié en 1902 par l’architecte Jean-Marius Girard, agrémenté de sculptures par Ferdinand Massignon. A l’entrée, deux statues de plomb, représentant Saint Gwenc’hlan et Saint Yves, reliés par deux sirènes. La muse, la danseuse américaine Loïe Fuller, est partout présente. Hissée sur le toit, elle tient une clochette qu’on peut actionner du sol avec une corde. La chapelle, où trois générations Massignon sont inhumées, s’ornemente, sur la porte, d’un vitrail et de neuf bas-reliefs en métal représentant des miséricordes. L’oratoire Notre-Dame-de-liesse, archaïque reconnaissance à la Vierge Marie, également dénommé Notre-Dame-des-Brûlons, parce qu’il arrête providentiellement les feux de broussaille, couronné, en 1909, par Louis Massignon d’une croix celtique. Etrange lieu de dévotion au bord d’un précipice arboré. Dans un monde agité par les incertitudes, le message philosophique de Louis Massignon, fondé sur la réconciliation abrahamique, la réunification de la science et de la spiritualité, est plus actuel que jamais.
La dynastie Massignon.
La famille Massignon est originaire de Forges les Eaux, en Pays sur Bray, Seine et Marne.
Ferdinand Massignon (1855-1922), dit Pierre Roche, père de Louis Massignon, figure du Mouvement Art Nouveau, artiste peintre, sculpteur, médailleur, graveur, céramiste, inventeur de la gypsographie, du gaufrage d’estampe, promoteur d’un art social, à la portée du plus grand nombre.
Louis Massignon (1883-1962), ami du Mahatma Gandhi, alter ego de Lawrence d’Arabie, professeur au Collège de France, fondateur du pèlerinage multiconfessionnel des Sept Dormants au Vieux Marché, Côtes d’Armor, est, pour moi, l’équivalent d’Alphonse de Lamartine au vingtième siècle.
Daniel Massignon (1919-2000), physicien, chimiste, l’un des pères du nucléaire civil, fils de Louis Massignon. Il a consacré une bonne partie de son existence à sauvegarder l’œuvre de son père.
Après une longue éclipse, faute de bonnes volontés pour entretenir sa mémoire, Louis Massignon revient à Pordic avec le succès de la conférence du18 décembre 2024.
D’ores et déjà, des projets, qui pérennisent sa présence locale et son rayonnement international, s’élaborent dans sa ville d’adoption, où il a choisi, avec toute sa famille, sa dernière demeure. Je propose qu’une statue de bronze de Louis Massignon, drapé de son fameux trench-coat, soit érigée à Pordic.
Je suggère, par ailleurs, de créer un centre international Louis Massignon avec un musée, une bibliothèque, une résidence ouverte aux chercheurs, aux doctorants, aux écrivains, aux artistes, des salles de travail, d’exposition, de conférence, de projection de films. La pensée pluraliste, altéritiste, fraternaliste de Louis Massignon est en phase avec les attentes d’un monde livré au chaos. L’autre n’est ni réductible au même, ni refoulable sous prétexte de sa différence. Sa singularité nous interpelle et nous invite à découvrir ses richesses culturelles. Rien ne nous interdit de nous subtituer à lui dès lors que respectons ses particularités, que nous ne cherchons pas à le transformer en copie de nous-mêmes. La philosophie massignonienne s’essentialise dans cette interactivité mutuellement épanouissante sans pervertir les authenticités spécifiques.
J’ai peint douze portraits pour une exposition permanente, des peintures sur toile, dimensions F 40, 100 x 81 cm, figurant Louis Massignon, son père Ferdinand Massignon, Lawrence d’Arabie, leur entourage intellectuel.
Se prévoit aussi, compte tenu des liens forts qu’entretenait Louis Massignon avec la société marocaine, un jumelage entre Pordic et la ville marocaine de Sefrou, où se tient, depuis des siècles, dans une grotte consacrée, un pèlerinage irénique des Sept Dormants.
Lettre du Roi Mohammed VI au colloque de Rabat, Louis Massignon et le Maroc, de mars 2013. (Digest).
« Louis Massignon est l’illustre penseur du vingtième siècle, profondément attaché au Maroc, à sa libération, à son indépendance, plus particulièrement au moment où Sa Majesté le Roi Mohammed V et la Famille Royale étaient injustement forcés à l’exil. Le riche héritage multidimensionnel de Louis Massignon, dans sa quête spirituel, dans sa rencontre avec l’Islam, dans son engagement pour les nobles causes, véritable passeur entre les cultures, animé par l’esprit de résistance et la non-violence, mérite une fructueuse actualisation à cette époque d’incertitudes. Notre pays, prodigue d’histoire, de sacralité, de pluralité a représenté une féconde exemplarité dans la quête d’altérité, d’hospitalité, d’empathie de Louis Massignon. Nous considérons les étrangers, qui ont combattu pour la souveraineté et la dignité de notre pays comme des marocains à part entière. Louis Massignon figure en bonne place parmi ces personnalités anticolonialistes, Charles-André Julien, Robert Barrat, François Mauriac, André de Peretti, Guy Martinet, Le Comité France-Maghreb, les français libéraux du Maroc. En 1953, Sa Majesté Mohammed V dédicaçait ainsi son portrait à Louis Massignon : « A l’ami de Notre Majesté, le professeur Louis Massignon, qui a su s’imprégner, mieux que quiconque, de la culture arabe et de l’âme musulmane, et prouver que l’Islam et la Chrétienté peuvent s’unir pour le bien de toute l’humanité ». La réconciliation des enfants d’Abraham était prémonitoirement scellée » (Sa Majesté le Roi Mohammed VI).
Ingratitude marocaine.
Nous, marocains, sommes impardonnablement ingrats à l’égard de Louis Massignon. Faut-il rappeler son rôle central, décisif, dans la libération du Sultan marocain de son exil à Madagascar et dans l’obtention de l’indépendance. Comment décrire l’émotion que j’ai ressentie récemment quand sa petite fille Bérengère a mis entre mes mains la photographie que lui a dédicacée, en mars 1953, le Roi Mohammed V.
Il est plus que jamais opportun d’actualiser, par des réalisations concrètes, la lettre clairvoyante du Roi Mohammed VI au Colloque Louis Massignon et le Maroc : une parole donnée, de Mars 2013. : « Louis Massignon fut, sans conteste, le grand ami du Maroc et le fervent défenseur de toutes les justes causes humaines ».
Or, quelle reconnaissance réelle de Louis Massignon ? Rien. Hormis un lycée pour familles fortunées à Bouskoura, dans la périphérie résidentielle de Casablanca. Louis Massignon en aurait été offusqué, lui qui donnait des cours d’alphabétisation aux travailleurs maghrébins immigrés. J’appelle aujourd’hui les autorités à créer un Centre international Louis Massignon à Rabat, de statut universitaire, à l’instar du Centre Jacques Berque. La postérité des deux amis serait ainsi enracinée dans leur pays d’adoption et profitable aux générations futures.