Comment expliquer les violations et l’instrumentalisation habituelles des droits de l’homme dans les Etats africains et comment en finir avec ces dérives? Le cas Gbagbo est le paradigme de cette violation et de cette instrumentalisation où les droits humains sont transformés en impératifs hypothétiques et en armes stratégiques à mobiliser dans les combats politiques !
Cette instrumentalisation des principes rationnels du droit et de la morale politique pose la question des médiations qu’il faudrait emprunter pour rétablir leur caractère d’impératif catégorique et en obtenir l’efficience en dehors de toute contrainte juridique externe. Avant de poursuivre cette réflexion il est essentiel de souligner une tendance largement répandue sur le continent qui consiste à corrompre l’esprit des institutions qui organisent, au service du droit, la régulation politique dans les Etats modernes. La technique souvent utilisée dans le sillage de la stratégie de domination totalitaire des partis uniques consiste à maîtriser les organisations de la société civile et les ONG en plaçant à leur tête des militants politiquement engagés dans les partis au pouvoir, à déléguer des activistes dans les représentations locales des organisations internationales des droits de l’homme en leur confiant des postes de responsabilité.
Ce maillage serré de la société civile nationale et ce contrôle des organisations internationales permet aux partis politiques en compétition pour le pouvoir de s’infiltrer dans les mécanismes et procédures légitimes de prévention et de contrôle international des risques d’arbitraire gouvernemental provoqués par les élections problématiques souvent courantes sur le continent. Sous le couvert d’une action internationale impartiale, ils peuvent ainsi discréditer l’adversaire, lors des changements de pouvoir aux termes d’élections souvent contestées par une des parties qui n’accepte pas sa défaite.
Des raisons historiques tenant à l’origine des appareils d’Etats africains qui conservent encore le caractère répressif hérité de la colonisation et renforcé par la longue période des partis uniques et des dictatures, favorisent cette violation des libertés personnelles. Des raisons sociologiques, qui tiennent d’une part à l’absence d’un sentiment de commune appartenance entre les populations due à l’absence d’Etat-nation et d’autre part à la persistance des clivages qui conduisent à concevoir le pouvoir d’Etat comme un instrument de pouvoir au service exclusif d’un groupe particulier, expliquent aussi cette propension à la violation des droits de l’homme.
Bien plus fondamentale est cependant la raison morale : celle du respect des droits de l’homme en tant que principes rationnels requérant une adhésion subjective immédiate et inconditionnelle par un pur sentiment moral. Ces principes sont de ce point de vue des impératifs catégoriques de droit qui doivent devenir inconditionnellement les mobiles de l’action politique dans tous les Etats légitimes du monde. Les droits de l’homme ne sont pas seulement des principes rationnels dont l’exécution est soumise à une contrainte juridique externe. Ce sont aussi et surtout des principes moralement obligatoires dont procède l’autorité des Etats de droits !
Or, la propension des dirigeants à violer les droits humains quand ils détiennent le pouvoir et à dénoncer ces violations à leur encontre quand ils le perdent, prouve que ces élites conçoivent les droits humains comme des impératifs hypothétiques. Dans ce rapport instrumental, l’attention sourcilleuse portée conditionnellement aux droits de l’homme démontre qu’ils ne sont pas une fin en soi.
Quoique les élites politiques conçoivent a priori le caractère détestable de la violation des droits humains, ces derniers ne deviennent pas pour autant des principes subjectivement contraignants c’est-à-dire des mobiles de l’action politique pour la plupart d’entre elles. Et cette indifférence subjective et affective est renforcée par la représentation selon laquelle les droits de l’homme demeurent des principes étrangers, en provenance de la culture politique et morale occidentale du XVIIIème siècle, imposés de surcroît par les anciennes puissances coloniales dans leurs propres intérêts. Elle est aussi confortée par une interprétation abusive de Machiavel pour justifier le crime en politique. Or comme Hannah Arendt le souligne dans Responsabilité et Jugement quand Machiavel disait dans Le Prince que « les gouvernants doivent apprendre comment ne pas faire le bien, il ne voulait pas dire qu’on devait leur apprendre comment être mauvais et méchants, mais tout simplement comment éviter ces penchants et agir selon des principes politiques et non religieux ou encore criminels ». La dévalorisation de ces principes universels considérés comme relatifs et la légitimation idéologique du crime obtenue au moyen de la déformation du sens des propos de Machiavel dans Le Prince s’ajoutent alors au problème moral de la transformation de principes rationnels objectifs en principes subjectifs de l’action personnelle ! Et l’on arrive ici au point focal du problème de la violation des droits humains par la plupart des pouvoirs africains postcoloniaux.
Au-delà de la sanction judiciaire l’efficience des droits de l’homme repose leur capacité à être ressentis comme subjectivement contraignants par les pouvoirs locaux sans aucune contrainte externe. Leur mise en œuvre dépend de l’adhésion subjective inconditionnelle que constitue le respect. Au sens proprement éthique du terme, le respect ne s’adresse qu’à des principes rationnels et signifie un consentement en esprit à une règle a priori que l’on adopte alors délibérément comme une maxime de l’action personnelle quotidienne. On peut alors déduire que les droits humains ne sont pas régulièrement violés dans les Etats africains en raison de l’inefficacité des sanctions judiciaires. Ils le sont parce que ces droits n’y sont pas respectés. Et ce défaut de respect provient de la crise du sentiment moral qui résulte en partie de la rupture des chartes traditionnelles provoquées par l’entrée brutale dans une modernité dont les normes morales et juridiques n’ont pas été pleinement intégrées ou sont rejetées comme étrangères au sol africain.
A ce point du raisonnement, les raisons proprement sociologiques et politiques qui expliquent la propension à la violation des droits de l’homme dans les Etats multiethniques africains s’ajoutent à une raison morale : celle de la structuration éthique de la personnalité, de la présence interne du sentiment moral qui pousse un homme à éprouver immédiatement de l’aversion pour le vice, à ressentir que la violation des droits de l’homme est détestable en elle-même en dehors de tout bénéfice politique. « Chacun peut voir qu’une action est détestable, mais seul celui qui éprouve pour elle de l’aversion possède un sentiment moral. L’entendement voit bien que ceci ou cela est détestable et c’est pourquoi il s’oppose, il n’éprouve pas comme tel de l’aversion ce qui est du seul ressort de la sensibilité. Il y aura donc un sentiment moral lorsque la sensibilité éprouvera du dégoût pour ce que l’entendement juge lui-même détestable » écrit Kant dans ses Leçons d’éthique.
L’homme est incapable de transformer des principes de raison en mobiles subjectifs de son action lorsque manque le sentiment pur qui lui permet d’être affecté par le jugement rationnel. C’est ainsi qu’un homme auquel fait défaut ce sentiment qui articule l’intelligible au sensible peut se représenter clairement par la pensée le caractère détestable de l’action de détourner le trésor public à des fins personnelles et cependant continuer imperturbablement à commettre de telles actions. Quoique son entendement juge l’action détestable, sa sensibilité n’éprouve pas pour cette action le dégoût salvateur qui le retiendrait d’agir de la sorte. Il comprend bien que son action est détestable, mais il souhaite néanmoins que toutes ses actions soient pareilles pourvu seulement qu’il puisse en tirer profit, car ce qu’il ressent, c’est qu’il est préférable pour lui de se remplir les poches. Entre d’autres raisons, la propension à la violation des droits humains s’expliquerait principalement par un défaut de sentiment moral au sens d’un manque de la médiation subjective personnelle qui permettrait à des principes intellectuels c’est-à-dire à des motifs de devenir des principes subjectifs d’action c’est-à-dire des mobiles de la volonté.
Le problème de la violation habituelle des droits humains dans les Etats africains pose alors la question de la crise du sentiment moral et de l’habitus qui permettraient de transformer le principe du respect des droits humains en mobile d’action politique. Il faut certes fonder un Etat démocratique de droit en lequel le respect des droits humains se substitue comme motifs de l’action politique à la violence et à la domination. Il faut aussi construire une communauté politique qui unisse les diverses communautés ethniques par un sentiment de fraternité et de commune appartenance en un Etat-nation qui émane de leur volonté souveraine. Mais, pour que le respect des droits humains devienne un mobile effectif de l’action politique dans les Etats africains, il faut d’abord y rétablir le principe de la validité universelle des droits humains. Il faut y créer un habitus moral par l’imitation des actes d’obéissance à ces droits, par l’éducation et l’exemplarité. Par une pratique constante, il faut faire naître dans le peuple et dans les personnes une sensibilité morale, un sentiment de respect pour les droits humains et une aversion immédiate pour leur violation. En défendant la thèse de la relativité des droits humains, en célébrant le crime et en primant le vice, comme il nous a été donné de le constater ces dernières années en Côte d’Ivoire, l’on empêche la formation, dans le peuple, de l’indispensable sentiment moral qui permettrait de transformer les motifs rationnels en mobile de la sensibilité et de traduire les principes en maximes de la conduite politique quotidienne des magistrats.