Le secteur informel est le poumon de l’économie sénégalaise. Il représente 60% du produit intérieur brut du pays. Ibrahima Diouf, actuellement directeur des petites et moyennes entreprises, le sait mieux que personne. Pendant quatre ans, il a exercé la fonction de secrétaire permanent de l’Union nationale des commerçants et des industries du Sénégal (UNACOIS). Un poste qui lui a permis de disséquer l’évolution d’un secteur qui sort de plus en plus de la clandestinité.
60% du produit intérieur brut. Le secteur informel est un facteur clé de l’économie sénégalaise. Flexible, attractif et dynamique il est à la fois concurrent et partenaire des entreprises légales. Le directeur des petites et moyennes entreprises, Ibrahima Diouf, s’emploie à structurer ce secteur pour qu’il sorte de la clandestinité. Depuis dix ans, il n’échappe plus à l’impôt et relève d’une fiscalité spécifique.
Afrik : Les définitions du secteur informel varient. Quelle est la vôtre ?
Ibrahima Diouf : Le secteur informel regroupe un ensemble d’activités qui ne sont pas reconnues légalement. Il compte les petits boulots qui permettent aux familles de survivre (comme les travaux de réparation pour les hommes et la transformation et la vente des fruits et légumes pour les femmes). Leur niveau de productivité est faible comparé aux autres entreprises informelles (comme les fonderies fabriquant des marmites, des casseroles ou des ustensiles de cuisine).
Afrik : Quel est l’importance du secteur informel dans l’économie sénégalaise ?
Ibrahima Diouf : Le secteur informel est le premier employeur du pays. Aujourd’hui, 60% de la population active travaille dans ce domaine. Le Sénégal compte quatre million de personnes actives. Or, 250 000 d’entre elles sont inscrites à la sécurité sociale. Les autres sont donc des travailleurs informels. Cet écart signifie que la plupart des entreprises font de l’informel. Ce secteur s’est beaucoup développé ces deux dernières décennies. Quelques entreprises informelles se sont même imposées sur la scène internationale. Pour exemple, le Comptoir Commercial Bara Mboup, qui a 25 ans d’existence, travaille en partenariat avec la société sud-coréenne Samsung. CCBM fait actuellement un chiffre d’affaires de 20 million de FCFA. D’après des statistiques très fiables, en 1998, le secteur a une production estimée à 1 926,4 milliards de FCFA, soit 3,2 millions de dollars. Créant ainsi une valeur ajoutée de 1 457,9 milliards de FCFA.
Afrik : Les activités informelles ne sont pas légales. Les employeurs ne paient donc pas d’impôts ?
Ibrahima Diouf : En 1993, le gouvernement a tenté de faire payer aux travailleurs informels la TVA (taxe sur la valeur ajoutée). Ils ont refusé, expliquant qu’ils ne tenaient pas de comptabilité régulière comme les entreprises légales. Il était par conséquent impossible de fixer la somme qu’ils devaient verser à l’Etat. Trois types d’impôts ont été créés, spécialement adaptés à leur mode de travail : la taxe d’égalisation, la patente et l’impôt forfaitaire. Le gouvernement a connu quelques problèmes d’application dus au manque de communication. Aujourd’hui, tous les employés informels paient quelque chose. Certains échappent au fisc. Mais, il y a toujours des entreprises qui tentent d’échapper à ce devoir. Même les entreprises légales.
Afrik : Comment le gouvernement encadre l’expansion du secteur informel ?
Ibrahima Diouf : Le gouvernement actionne des leviers pour rendre le travail informel plus visible sur le plan administratif. Il met en place des programmes et des structures pour les répertorier, et ainsi élargir l’assiette fiscale. Il y a un important travail de communication à faire. Les employés et employeurs du secteur informel ne doivent pas voir l’aspect administratif comme une contrainte. On note d’ailleurs que les travailleurs informels s’organisent. Ils se syndicalisent pour accroître leur productivité. On compte une dizaine de syndicats. Le plus important est l’Union nationale des commerçants et des industries du Sénégal (UNACOIS) avec 100 000 adhérents.
Afrik : Le secteur informel est très actif. Ce dynamisme ne fait-il pas de l’ombre aux entreprises légales ?
Ibrahima Diouf : Il existe un phénomène de dualité économique. Les secteurs informel et moderne sont tantôt partenaires, tantôt concurrents. Partenaires parce que les industries légales locales ont besoin de relais pour redistribuer leurs marchandises. Or, le secteur informel dispose d’un réseau national de distribution. Le riz importé de Thaïlande est peut ainsi être distribué sur le territoire en 48 heures. Cela permet un approvisionnement permanent des marchés et évite les émeutes que connaissent d’autres pays lorsque les étals sont vides. D’autre part, on constate que certaines sociétés sous-traitent des travaux de tuyauterie ou d’électricité à des employeurs informels. En ce qui concerne les rivalités, elles concernent surtout les importations. L’efficacité des réseaux informels à l’étranger donne lieu à l’importation de produits nouveaux. Un atout considérable pour élargir leur clientèle.
Afrik : Quels avantages procurent le secteur informel à la population ?
Ibrahima Diouf : L’avantage qui compte le plus aux yeux de la population est la proximité. Le secteur informel suit la demande et s’y adapte. Il offre donc des services de téléphonie mobile dans les coins les plus reculés du pays. Autre plus : ils bénéficient de prix réduits pour des produits de qualité pratiquement équivalente à celle des entreprises légales. Par ailleurs, le secteur informel anticipe les besoins des habitants. En effet, nous avons une forte population émigrée aux Etats-Unis et en Europe. Ils envoient des appareils de haute technologie qu’il faut savoir réparer en cas de panne. On peut dire que le secteur informel développe des appuis technologiques avant même une large commercialisation du produit sur notre territoire. Il possède une capacité d’innovation, de réactivité que le secteur moderne n’a pas.
Afrik : Est-ce que les jeunes s’intéressent aux débouchés du secteur informel ?
Ibrahima Diouf : Les jeunes inondent le secteur informel. Ceux en échec scolaire partent avec un avantage par rapport à leurs parents : même s’ils ne font pas de longues études, ils ont des idées novatrices. Comme beaucoup, ils préfèrent rester en marge des lourdeurs administratives qui sont très dissuasives lorsque l’on veut monter une société légale. Les étudiants sénégalais partis se former à l’étranger inculquent aux autres leur savoir à leur retour. Enfin, les enfants de parents travaillant dans l’informel reprennent l’entreprise familiale. Ce secteur repose grandement sur la jeunesse.
Afrik : Le modèle sénégalais semble être une réussite. Comptez-vous l’exporter ?
Ibrahima Diouf : Notre modèle est atypique. Dans les autres pays, le système est différent. Analystes et observateurs sont surpris par le dynamisme de notre secteur informel. Ils cherchent à voir si leur pays pourrait s’en inspirer. Nous n’excluons pas d’exporter nos méthodes dans la sous-région.