Il y a dans l’épure d’une génération, des figures que le destin croise pour produire l’effet maximum de sa générosité. L’Afrique d’aujourd’hui et de demain, dans le brassage de ses peuples et de ses élites, redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une terre de grandes rencontres, d’échanges et de partages permettant l’émergence de grandes civilisations, construites dans le creuset de l’intelligence et du dialogue, dans la perspective de convergences porteuses de synergies utiles à la cause des causes de notre temps : la démocratie.
Tels sont les sentiments et opinions mêlés qui résultent de mes retrouvailles parisiennes avec une grande figure de la jeunesse politique africaine, probablement le plus jeune président de l’Assemblée Nationale du continent noir, S.E. Guillaume Kigbafori Soro . Quel sens donner à cette rencontre ? Par les temps de grande suspicion et de grande confusion qui courent, il m’importe de dire ici l’interrogation centrale qui m’a porté à reprendre un dialogue interrompu en 1995 avec le camarade syndicaliste d’alors, Guillaume Soro, que j’ai retrouvé hier, drapé de l’onction solennelle de son pays. Voici ma question directrice : comment formuler une relation de la science et de la politique africaines qui puisse se traduire en révolutions et/ou réformes institutionnelles nécessaires à la victoire des Africains contre la misère, l’ignorance, la violence et l’absence de vision d’avenir ? Trois hypothèses s’offrent ici à l’analyse : la première consisterait à s’enfermer dans une vision idéologique close de la réalité, par exemple celle qu’offre l’anticolonialisme dogmatique. Est-elle la meilleure ? J’argumenterai pour la négative. La deuxième hypothèse consisterait à s’engager dans un pragmatisme échevelé, qui consisterait à prendre au tout venant, ce qui s’offre au bonheur la chance, dans un melting pot d’initiatives politiques qui seraient supposées, par les hasards de l’alchimie, aboutir à une heureuse issue pour la démocratisation effective de notre continent. Je répondrai aussi à cette seconde initiative par la négative. La troisième voie consisterait à être ouvert au partage d’expériences et de points de vue sur l’Afrique contemporaine, afin de féconder notre science du politique par la mise en place d’un dialogue suivi entre acteurs et théoriciens, à la fois pour produire une politique raisonnable et une politique rationnelle pour tous les Africains. Je montrerai dans la présente tribune que c’est cette troisième hypothèse qui préside au dialogue que j’ai noué le 7 juillet à Paris avec le dauphin constitutionnel de la République de Côte d’Ivoire. Cette voie, loin d’être celle de la facilité, me paraît comporter les exigences de rigueur et d’exemplarité qui peuvent créer une civilité politique africaine de grande envergure.
Qu’il me plaise ici de rappeler que je connais le président Guillaume Soro depuis nos années communes sur les bancs de l’Université Nationale de Côte d’Ivoire, lui en maîtrise d’anglais et moi en maîtrise de philosophie, deux départements qui se jouxtaient alors sur la fac de Cocody, dans la période allant de 1990 à 1996. Membre du syndicat des étudiants parlementaires Camerounais exilés en Afrique après l’exclusion de plus d’une centaine d’entre eux des universités camerounaises par un tyrannique Paul Biya bien assisté alors par un certain ministre Titus Edzoa, j’eus, aux côtés de mes camarades Fanon Ngomo, Néné Fadimatou Winnie, Patrick Njomo et bien d’autres encore, l’occasion de rencontrer et de partager des idées avec le secrétaire général de la FESCI d’alors, le « Che » Soro Guillaume, encore surnommé Bogota. En ces temps de grande mode gauchiste, nous avions des surnoms bien marqués, puisque j’avais adopté celui de Castro Raùl, par exemple. La Guerre froide était récente, et le clivage droite/gauche était encore sans ambages. Depuis lors, on a autant renoncé, en Côte d’Ivoire comme ailleurs dans le monde, à la vision binaire qui opposait sans concession socialisme et libéralisme. L’ambiance du monde tel qu’il va oscille désormais entre la social-démocratie et l’ultralibéralisme. Depuis les années 90, le Camarade Soro s’est mué en homme politique redoutable et redouté, en fin négociateur, en courageux rebelle, en poids lourd de la politique ivoirienne : chef de la rébellion du MPCI, il s’est retrouvé Secrétaire Général des Forces Nouvelles, puis ministre d’Etat chargé de la Communication, Premier ministre et ministre de la Défense, et maintenant Président de l’Assemblée Nationale de Côte d’Ivoire à l’issue des élections législatives 2012.
J’ai pour ma part continué d’appartenir à la nébuleuse exilée des intellectuels- opposants au tyran Paul Biya ; j’ai pris position dans le vieux parti nationaliste camerounais l’UPC, et ai prospéré dans la sphère de la connaissance scientifique en poursuivant jusqu’au bout mes études de philosophie commencées autrefois au Cameroun, ensuite de quoi je poursuis une carrière de fonctionnaire enseignant en France. Mais, malgré la différence essentielle de nos parcours, je suis certain que le politique Guillaume Soro et le philosophe engagé que je suis, ont pris acte de la facture nouvelle du monde politique actuel. On comprendra donc que le Guillaume Soro président de l’Assemblée Nationale que j’ai retrouvé hier à Paris ne soit pas exactement le Bogota ou le Che des années 90, tout comme les ferveurs gauchistes, un peu naïves, de ma propre jeunesse militante ne sont plus l’angle d’approche que j’ai aujourd’hui de la réalité politique de notre temps. Elle est plus complexe, plus nuancée, polymorphe, irréductible aux schémas simplistes de la pensée binaire. Elle suppose chez les cadres politiques de notre génération, une capacité d’adaptation sans mimétisme, de compromis sans compromission, de résistance en perspective de nécessaires négociations ultimes. D’où ma récusation de l’attitude de ces anticolonialistes dogmatiques de la gouaille patriotique africaine qui ont renoncé à apprendre parce qu’ils ont renoncé à agir réellement pour les changements essentiels aux sociétés africaines contemporaines.
Mais je ne cède pas non plus à la tentation de croire que le progrès de l’Afrique qui vient dépendra de la confusion, voire de la mixture fébrile des genres politiques. Les peuples ont leur destin, les hommes politiques qui les dirigent aussi. Le style, c’est l’homme même, disait Buffon. Je n’ai pas besoin d’approuver ou de désapprouver le parcours politique de Guillaume Soro, mais par devoir d’intelligence politique et par exigence d’objectivité, j’ai lu, comme ceux que le sujet intéresse, le livre de référence de Guillaume Soro, Pourquoi je suis devenu rebelle. Et dans ce livre, il y a cet extrait singulier, que je voudrais partager avec mes lecteurs du jour. Confronté au déni de démocratie des élections présidentielles ivoiriennes de 2000 confisquées par le duo Gbagbo-Guéi, mais aussi au terrible déni d’humanité des tueries d’octobre 2000 contre les civils réclamant la démocratie contre ce duo, Guillaume Soro écrit :
« Un dicton nous dit que « Celui qui ne sait pas est un imbécile, celui qui sait et qui se tait est un criminel. » Moi, j’ai décidé de réagir. Suivant le principe admis par les Nations unies, j’ai décidé que l’heure était malheureusement venue de programmer une indispensable insurrection. » [[Guillaume Soro, Pourquoi je suis devenu rebelle : la Côte d’ivoire au bord du gouffre, Paris, Hachette, 2005, p.20]]
Quand on vient d’un pays où deux régimes despotiques et criminels se sont succédés depuis 1960 ; où près de la moitié de la population vit en deçà du seuil de pauvreté ; d’un pays où des hommes, des femmes, des enfants ont été régulièrement assassinés par la soldatesque au pouvoir ; d’un pays où aucune élection démocratique n’a été organisée depuis 1960 ; où aucune concession décisive aux revendications légitimes des populations n’a été faite par le pouvoir assis sur la sueur, les larmes, le sang et l’honneur des citoyens ; quand on vient du Cameroun de Paul Biya Bi Mvondo, l’assassin impuni de mon ami et camarade Jacques Tiwa et de bien d’autres en 2008, dis-je, on ne peut que comprendre les tréfonds d’où jaillit la colère du rebelle Guillaume Soro. Evidemment, ceci ne préjuge pas de la nécessité de procéder exactement comme lui pour mettre fin à la satrapie de Paul Biya et Cie au Cameroun. Mais, l’exemple de Soro indique aux dictateurs africains qui en douteraient encore, que comme Ben Ali, Gbagbo ou Kadhafi, nul homme de pouvoir n’est inamovible. La trajectoire de Guillaume Soro, quarantenaire comme beaucoup de Camerounais de ma génération, nous rappelle seulement que l’avenir, d’une façon ou d’une autre, appartient à ceux d’entre nous qui se lèveront tôt, qui entreprendront avec intelligence, courage et persévérance, chacun bien sûr à sa façon et aux côtés des siens, l’émergence de la république démocratique du Cameroun. Nous ne pourrons, manifestement, faire l’économie d’une insurrection citoyenne originale dans le pays du Mpodol Ruben Um Nyobè. Elle s’avère nécessaire comme le remède au malade, ou l’eau à la plante.
D’où ma réponse par la troisième hypothèse que j’esquissais au début de cette chronique. Il me parait incontournable que nous aurons à faire l’Afrique avec les régimes et républiques africains réels, au lieu de nous gargariser d’une pureté idéale mais fictive. Pourtant, descendant dans l’arène, voire le cambouis des situations concrètes, nous n’oublierons surtout pas d’incarner notre idéal d’humanité pas à pas, avec acharnement. En effet, comme le disait si bien l’Honorable président Guillaume Soro s’adressant hier à la communauté africaine en l’ambassade ivoirienne de Paris le samedi 7 juillet 2012, ce sera toujours en tenant chacun, fermement son cap. Notre cap, mon cap pour le Cameroun, c’est d’œuvrer en bonne intelligence prioritaire avec les régimes démocratiques du monde pour élever le niveau de vie des populations du Cameroun, leur assurer l’accès à la culture critique, leur garantir l’accès à leurs droits sociaux, économiques, et politiques, dans un environnement moderne qui fera honneur aux sacrifices légitimes des pères fondateurs de l’espérance camerounaise, cet humanisme exemplaire qui se nomme upécisme.
Le dialogue noué avec cette figure politique incontournable dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui et qui sait, peut-être aussi de demain ou d’après-demain, répond de cette urgence pour notre intelligence politique de se nourrir modestement de l’écoute et de l’observation quotidiennes des grands acteurs de notre modernité africaine, afin de féconder notre science du politique et notre pratique politique par la mise en place d’un dialogue suivi entre acteurs et théoriciens, mais aussi théoriciens-acteurs, à la fois pour produire une politique raisonnable et une politique rationnelle pour tous les Africains. Politique raisonnable, pour désigner la nécessaire œuvre de création de Nations et Inter-Nations africaines émergentes par la mise en commun du désir de vivre-ensemble qui signe les œuvres durables. Politique rationnelle, pour désigner la saine appréciation des réalités du moment, les nécessaires convergences pour la transformation harmonieuse de nos pays par la science et la technique, et de notre politique africaine par des institutions garantes d’une objectivité recueillant l’éternelle rosée de l’Universel. J’en suis convaincu, une telle ambition constructive vaut la peine d’être vécue et poursuivie avec bonne conscience et bonne volonté, envers et contre tous les obstacles possibles. Elle est l’axe de la cosmopolitique africaine de nos espérances. Affaire à suivre, donc…