En quelques années, l’entreprise américaine Google s’est imposée sur le Net. Elle projette, dans un futur proche, de procéder à la numérisation de 15 millions de livres appartenant au patrimoine culturel mondial. Quelles seront les conséquences de cette initiative américaine pour l’Afrique ? L’avis de Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France.
Par Morad Ouasti
Google, le géant américain de la Toile, souhaite numériser 15 millions de livres du patrimoine culturel mondial disponibles dans des bibliothèques en majorité américaines. Dans un récent ouvrage, Quand Google défie l’Europe, Jean-Noël Jeanneney, le président de la Bibliothèque nationale de France (BNF), met en garde sur le risque d’un monopole culturel américain. Si les pays européens, l’Inde ou encore la Chine peuvent faire face à cette menace, le continent africain est plus démuni. Dans cet entretien, l’historien, patron d’un des lieux phare de la culture française, revient sur les conséquences d’une telle entreprise pour l’Afrique.
Afrik : Quelles sont les conséquences pour l’Afrique du projet de Google ?
Jean-Noël Jeanneney : Il y a deux conséquences et la première est positive. Le projet de Google, tout comme Gallica, celui de la Bibliothèque nationale de France qui a déjà permis la numérisation de 80 000 livres numérisés, est un moyen de réduire la fracture numérique. Entre ceux qui ont un accès aisé aux bibliothèques et les autres qui y accèdent plus difficilement. C’est le cas entre le Nord et le Sud. Dans les années 70, Sean Mac Bride, alors président d’une commission internationale d’étude des problèmes de la communication à l’Unesco (l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), avait déjà réfléchi à cette problématique, mais en termes d’accès à l’information. Aujourd’hui, il s’agit de la culture dans son acception la plus large. Le passage par Internet permettra de diminuer cette inégalité d’accès à la culture grâce aux livres. Mais qu’en sera-t-il de l’organisation de l’offre ? C’est là le problème. Quels livres seront numérisés ? Comment s’effectuera leur classification ? C’est à cause de toutes ces interrogations que j’ai lancé un appel. Car Google risque de rechercher un quasi – monopole dans ce domaine. Le choix des livres, appartenant à des bibliothèques américaines pour l’essentiel, leur organisation et leur offre présentent deux caractéristiques fondamentales. D’une part, c’est une vision anglo-saxone, même si elle se prétend universelle. Et d’autre part, c’est une entreprise commerciale qui sera fortement influencée par la publicité.
Afrik : C’est pour cela que vous avez publié Quand Google défie l’Europe…
Jean-Noël Jeanneney : Il m’est apparu qu’il fallait que les autres continents et d’abord l’Europe, parce que je suis Européen, proposent une numérisation massive et organisée de manière différente. Nous n’avons pas attendu Google pour cela. Gallica le prouve même si les livres concernés sont loin du million, l’objectif à atteindre dans quelques années. Ce que j’ai proposé, et qui a touché les esprits et les cœurs, c’est une bibliothèque européenne avec des choix européens et un algorithme européen. Dans l’intérêt, naturellement, de l’Europe. Car il y a une vision européenne. L’Europe a déjà exprimé sa spécificité dans plusieurs domaines : l’écologie, la peine de mort, l’équilibre entre l’état et le marché… Mais c’est aussi dans l’intérêt des autres continents qui auront la possibilité d’accéder à différentes sources, gage de liberté. Notamment l’Afrique, avant qu’elle ne soit en mesure de numériser sa littérature.
Afrik : Avez-vous été sollicité par des pays africains ?
Jean-Noël Jeanneney : Oui, l’Egypte en l’occurrence. Pour ce qui est de la partie arabe de l’Afrique, la bibliothèque d’Alexandrie a marqué un vif intérêt pour mon livre qui a déjà été traduit en arabe. Cela montre qu’elle a envie que les livres de la civilisation arabe, plus largement l’Islam, soient représentés en bonne place sur la Toile. A l’instar de la Chine et de l’Inde. Il est important que les grandes civilisations de la planète puissent proposer leur propre regard sur leur héritage. Il y a une grande marque d’intérêt pour mon projet de la part d’anciennes colonies françaises comme l’Algérie et le Maroc qui sont effectivement limités dans leurs moyens. Leur souci est avant tout de constituer des bibliothèques matérielles qui fonctionnent et qui soient entretenues. Ils suivent de très près les événements liés à la numérisation et je souhaite les tenir au courant.
Afrik : Peut-on parler des conséquences de l’initiative de Google sans faire la différence entre l’Afrique francophone et anglophone ?
Jean-Noël Jeanneney : L’Union européenne doit numériser pour éviter que l’anglais, peu à peu, ne vienne chasser les autres langues quand on sort du cercle familial ou national. L’Afrique est riche de la diversité des langues importées et de ses propres langues. L’Afrique francophone, si elle le souhaite, peut travailler avec la France : nous sommes des amis. Des liens technologiques permettront une interopérabilité, une homogénéité des critères de choix des livres et de la présentation des documents numérisés. Il sera indispensable d’en parler avec les Africains le jour où ils pourront le faire. Un jour ou l’autre, ils auront à affronter ce défi comme nous l’affrontons aujourd’hui. Cependant, l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone doivent travailler ensemble pour proposer une vision africaine du monde.
Afrik : Quelles sont les garanties pour que le projet de numérisation européen soit moins impérialiste que le projet américain ?
Jean-Noël Jeanneney : Je considère que l’héritage des Lumières est un bien universel.
Je pense que l’Afrique a tout intérêt à ce que plusieurs sources existent, en attendant (je n’y verrais évidemment que des avantages) que le continent ait son propre regard. L’Union africaine pourrait contribuer à son émergence.
Afrik : La culture n’est-elle pas un moyen pour les Américains de réaliser à terme le rêve de Francis Fukuyama ?
Jean-Noël Jeanneney :Peut-être. Mais je pense que la thèse de Francis Fukuyama, qui promet l’avènement d’une démocratie libérale de type américaine qui s’étendrait forcément à toute la planète, dans laquelle tout le monde serait heureux, sans guerre ni affrontement, est absurde. Le monde est riche de sa diversité culturelle et celle-ci n’engendrera pas, en soi, de choc des civilisations. Elle n’implique pas la guerre, mais au contraire la compréhension et l’écoute. Il est plus sûr et sage d’avoir différents pôles d’influence culturelle qu’un seul qui serait américain.
Afrik : On parle de projet européen mais les Anglais sont-ils sur la même ligne de conduite que les Français ?
Jean-Noël Jeanneney : Ils désirent faire partie de la bibliothèque européenne, surtout si ça marche. Mais en même temps, ils viennent de conclure un accord avec Microsoft, grand rival de Google, pour numériser une centaine de milliers d’ouvrages. Au total, la position anglaise est encore floue.
Afrik : Y- a t-il un projet de mobilisation à l’échelle continentale en Afrique ?
Jean-Noël Jeanneney : Non. Il n’y en a pas encore mais je pense que si on lance une bibliothèque européenne, ça va aller assez vite. Une prise de conscience naîtra sur le continent africain. J’espère par ailleurs, qu’avec l’aide technologique et matérielle d’autres continents, on arrivera à dégager les moyens nécessaires pour concrétiser un tel projet, en dépit des difficultés que rencontrent ces pays.
Quand Google défie l’Europe, de Jean-Noël Jeanneney, éditions Mille et Une Nuits, 2005.
copyright de la photo David CARR