Ces jours-ci, une amie de New York me demande à quoi ressemble le ramadan. M’inspirant d’un chapitre du livre que lit actuellement mon fils de trois ans, j’essaie de lui fournir une explication sous forme de modules facilement reconnaissables.
Qu’elle s’imagine, lui dis-je, un Thanksgiving américain traditionnel, la famille élargie au grand complet étant présente, tous soumis au jeûne le plus strict, de l’aube jusqu’au coucher du soleil, en manque de caféine, en crise nicotinique, et tout ce petit monde se retrouvant le soir autour de l’iftar. Ensuite, qu’elle s’imagine que ce Thanksgiving dure tout un mois. “Oh, le pauvre !”, s’exclame-t-elle. “Sinon, pourquoi ferait-on la fête quand c’est fini ?”, dis-je avec un sourire.
En fait, faire le ramadan c’est plus que jeûner. Le mois de ramadan est le neuvième du calendrier lunaire arabe, le mois le plus sacré de l’année pour les musulmans : le 2ème jour de ce mois l’archange Gabriel a révélé le saint Coran, cadeau suprême, au prophète Mahomet. C’est pourquoi le ramadan est la saison du don et constitue l’un des cinq piliers de l’islam : l’aumône, ou zakat.
A plusieurs reprises, le saint Coran évoque la zakat, commandant même que “sur 40 chameaux un soit donné aux pauvres”.
Mon amie rit : “Vu la situation économique, qui a un chameau de trop ?”
La zakat, lui expliquai-je, est métaphorique. Selon de nombreux croyants, dont moi-même, la zakat peut s’exprimer en une monnaie bien plus précieuse que les chameaux et l’argent : le temps.
Aussi difficile que soit notre vie matérielle, nous avons tous du temps à donner.
Comme la plupart des Arabes, j’ai grandi dans une famille élargie. Dans la famille, il y avait toujours un expert en quelque chose qui était prêt à donner de son temps et à partager ses connaissances. Pour un coup de main en calcul intégral, c’est tel oncle. Si c’était pour l’écriture, c’était la tante. Pour la religion ? Ils étaient toujours experts autoproclamés en la matière.
A mesure que nous vieillissons, nous nous éloignons de la famille pour chercher des mentors qui, sans partager notre sang, partagent nos passions.
Le rapport entre un mentor et son protégé est parfois le plus puissant de tous. Lorsque le saint Coran fut révélé au prophète Mahomet, il fut si bouleversé par l’appel du Seigneur qu’il se tourna vers son mentor, l’oncle de sa femme, pour lui demander conseils et soutien. Les prophètes aussi ont besoin d’un mentor.
Le mois dernier, une tumeur maligne m’a enlevé un grand mentor. Cet article arrivera jusqu’à vous après avoir été discuté et revu par un autre. Un troisième a guidé ma recherche médiatique dans les coulisses. Qu’ont-ils en commun ? Tous trois m’ont donné de leur temps et partagé avec moi le fruit de leur sagesse. Ils l’ont fait sans rien demander en retour. A cet égard, ils sont fidèles à la lettre à l’esprit de la zakat. L’un est musulman, le deuxième catholique, et le troisième est juif. Tous trois consacrent plus d’un quarantième de leur temps au tutorat. Sans leurs efforts combinés, ma vie aurait été très différente.
De tous les biens que nous possédons sur terre, le temps est sans conteste le plus précieux. Si nous consacrions 2,5 % de nos vies à tutorer nos semblables, cela représenterait 36 minutes par jour. Que feriez-vous de ces 36 minutes ? Quelle vie infléchiriez-vous ? Les possibilités sont infinies, les besoins incalculables.
Mon fils porte le nom de Rayan, le nom de la porte du paradis par laquelle passent ceux qui ont fait le ramadan. Il y a quelques jours, je me trouvais dans mon bureau, essuyant mes larmes en composant mon adieu à mon défunt mentor. Le visage de Rayan s’encadra dans la porte : il avait oublié son Scooby Doo dans sa cabane et voulait que je l’aide à le récupérer. Je le gratifiai de mon regard le plus sévère comme pour lui dire : dérange-moi si tu veux, tu risques d’y perdre tes deux pouces. Il repartit tout contrit.
Au bout de quelques minutes, il parvenait à se mettre à mon niveau : “Baba, je dois aller à mon bureau dans ma maison. Je dois y récupérer mon travail. Peux-tu m’aider ?”
Quelques instants plus tard, nous grimpions l’échelle qui mène jusqu’à son “bureau”. Ses deux pouces étaient intacts.
Le jour venu, lorsque ses mentors lui consacreront leurs 36 minutes, ils en auront pour leur argent.
* Naïf Al Mutawa, créateur de Les 99, ces superhéros de BD inspirés d’archétypes islamiques, est le lauréat 2009 du Prix de la Fondation Schwab décerné à l’entrepreneur social de l’année dans le cadre du Forum économique mondial. Article écrit pour le Service de Presse de Common Ground (CGNews), paru d’abord dans The Bradenton Herald en Floride.