L’intention était de faire découvrir au grand public une zone obscure de l’histoire contemporaine, cinquante années de relations politiques et économiques entre l’Etat français et ses anciennes colonies africaines. Mais Françafrique, le documentaire en deux parties de Patrick Benquet, diffusé sur France 2 les 9 et 16 décembre, n’est plus seulement un brillant cours d’histoire, il est entré dans l’histoire, influençant quasi instantanément le sujet même qu’il traite. En Côte d’Ivoire et au Gabon, le film est instrumentalisé par les pro-Gbagbo et les anti-Bongo, au grand dam de son auteur.
Lundi, à Libreville, des membres de l’Union nationale, une coalition de partis d’opposition, manifestaient devant l’Assemblée nationale pour réclamer le départ du président Ali Bongo, qu’ils jugent « illégitime ». Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés par la police, avant d’être relâchés dans la soirée. Leur principal argument ? La diffusion par France 2 de la première partie du film Françafrique, intitulé « Raison d’Etat », dans laquelle est révélé qu’André Mba Obame a gagné l’élection présidentielle de 2009 avec 42% des voix contre 37% au fils d’Omar Bongo Ondimba. Une révélation qui vient appuyer le combat qu’ils mènent, depuis la proclamation des résultats, pour la reconnaissance de la vérité.
Le tripatouillage électoral gabonais n’émeut pas Maurice Delaunay, l’un des personnages interviewés dans le film. « L’élection a peut-être été un peu truquée comme partout, mais bon… », déclare-t-il. La suite du documentaire permet de comprendre pourquoi cet ancien ambassadeur français à Libreville n’est pas choqué par cette éventualité. Il a été sous les ordres du Monsieur Afrique du général De Gaulle, Jacques Foccart, qui a fait et défait les présidents africains des anciennes colonies françaises. Léon Mba et Omar Bongo au Gabon, Ahmadou Ahidjo au Cameroun, Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire… Des hommes aux ordres d’une France soucieuse de son approvisionnement en énergie après l’indépendance de l’Algérie.
Une instrumentalisation imparable
Des chefs d’Etat manipulés par la France. Ce sont ces images que la télévision nationale ivoirienne (RTI), aux mains du camp Gbagbo, a diffusées en boucle. Des images dont Charles Blé Goudé, le leader des Jeunes patriotes bombardé ministre de la Jeunesse, a fait l’apologie ce week-end lors de sa tournée dans plusieurs quartiers populaires d’Abidjan. Alors que les médias français, jugés partiaux et favorables à Alassane Ouattara, le rival de Laurent Gbagbo, sont interdits de diffusion sur le territoire national, Charles Blé Goudé a autorisé, avec force félicitations publiques à l’appui, les équipes de France 2 à le suivre dans ses meetings, leur chaîne ayant coproduit et diffusé le film. Dans un communiqué daté du 15 décembre, la Compagnie des Phares et Balises, productrice de Françafrique, a précisé qu’elle « refuse toute instrumentalisation du film dans le cadre du conflit en cours en Côte d’Ivoire ». Peine perdue, donc.
En levant un pan du voile qui cachait au grand public, français et africain, la politique française sur le continent noir depuis les indépendances, Patrick Benquet et son conseiller historique, Antoine Glaser, ne pensaient sans doute pas que leur travail serait si promptement récupéré. Le formidable impact du film tient dans son sujet, très sensible et terriblement actuel, mais aussi dans la qualité du traitement qui lui a été réservé. Françafrique est un film remarquable, tant dans le fond que dans la forme. Une leçon d’histoire.