Haïti est frappée, une fois de plus, mais Haïti se relèvera, malgré ses souffrances. Haïti existe et continuera d’exister, n’en déplaise aux racistes. J’entends pleurer les crocodiles. La fatalité. Une malédiction peut-être. Le diable probablement. Ces reptiles affligés sous-entendent que les Haïtiens auraient fait certainement quelque chose de terrible pour que la nature s’acharne à ce point sur eux. Cependant, aussi spectaculaire soit-il, le séisme qui fait aujourd’hui des milliers, des dizaines de milliers de victimes peut-être, est-il plus violent que les catastrophes imposées à ce pays depuis trois siècles par des hommes?
Et puisqu’il faut bien qu’un Français au moins le dise, j’avoue, en tant que français, que mon pays porte, à l’égard des malheurs d’Haïti, une responsabilité particulière. La France y a déporté pendant cent cinquante ans un million d’hommes, de femmes et d’enfants d’Afrique, niant qu’ils fussent des êtres humains, les exploitant en esclavage d’une manière qui ne leur laissait qu’une espérance de vie de quelques années seulement. Ces hommes, ces femmes et ces enfants ont pris les armes. Deux ans plus tôt, les bourgeois de Nantes et de Bordeaux, devenus députés, pensaient qu’ils pourraient se déclarer, eux, libres et égaux tout en continuant de s’enrichir en trafiquant les Africains.
Les Haïtiens, en abattant l’esclavage, ont rendu la déclaration des droits de l’homme universelle, sans distinction de couleur. Napoléon a voulu les remettre dans les fers. Ne pouvant y parvenir, il a tenté l’extermination sur le fondement de la couleur, utilisant tous les moyens, ouvrant en quelque sorte la voie à toutes les barbaries. Ce n’est pas à Napoléon qu’il faut en vouloir, mais à ceux qui aujourd’hui encore tentent de défendre ses bassesses parce qu’ils aimeraient les reproduire.
L’indépendance était la seule issue. Les Haïtiens ont gagné la guerre contre l’armée qui faisait trembler l’Europe et le monde. Vingt et un ans plus tard, les Français, pour se rembourser du prix des esclaves qu’ils avaient perdus, ont imposé par la force un traité par lequel les Haïtiens se condamnaient d’avance à la misère. Cent vingt-cinq millions de francs or, réduits à quatre vingt dix millions, mais alourdis des intérêts des emprunts que naturellement des banquiers français s’étaient empressés de consentir. Le principal représentait au bas mot l’équivalent d’un milliard d’euros. On ne sait trop à quelle somme on aboutirait si l’on tenait compte de la dépense globale imposée aux Haïtiens par cette opération de racket. Ils ont mis plus d’un siècle à payer. En 1972 encore, la France ergotait sur des sommes dérisoires qu’elle exigea avant de signer un prétendu traité de coopération. En 2004, un grand admirateur de Napoléon, devenu ministre des Affaires étrangères, a fini d’enfoncer Haïti dans le marasme en y soutenant un coup d’État qui a occasionné, hélas, par ses conséquences, autant de morts qu’on risque d’en dénombrer après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Des rapports objectifs l’attestent. Aucun Français n’a eu le courage de se dresser contre cette révoltante injustice ni de dénoncer l’enlèvement d’un président démocratiquement élu. Personne n’a osé protester contre ce coup d’État qui n’avait d’autre but que d’empêcher Haïti de célébrer le bicentenaire de son indépendance. Personne excepté moi. Il est des circonstances où la voix discordante d’un seul homme peut sauver l’honneur d’un pays tout entier. L’histoire l’a démontré. L’histoire peut le démontrer encore.
Au moment où le tremblement de terre a frappé Port-au-Prince, les pays qui se vantent de constituer la communauté internationale (dont les Africains et leurs descendants seraient implicitement exclus) s’apprêtaient à organiser des élections prétendument démocratiques, en interdisant au principal parti haïtien d’y prendre part, quitte à obtenir un résultat acceptable avec deux pour cent de participation au scrutin.
Le chef de ce parti éliminé par le monde dit civilisé, en exil forcé depuis six ans, protégé des assassins par l’Union africaine et la Caricom, n’aurait pas le droit de rentrer chez lui parce qu’il dérangerait le jeu dont quelques anciens pays esclavagistes auraient fixé les règles ?
Certes, le passé est le passé. En tant que français qui n’a pas dédaigné de porter les armes pour son pays (ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui me critiquent) je ne cherche pas à humilier ma patrie. Mais certains trous de mémoire ne sont-ils pas plus humiliants encore que certains repentirs ?
J’observe que les chefs d’État de la République française se sont rendus dans tous les pays du monde. Tous les pays, sauf un : Haïti. Cette absence ne trahirait-elle pas un embarras ? Une gêne obscure ? La France n’a peut être pas de dette à l’égard d’Haïti. Mais n’aurait-elle pas un devoir ?
C’est pourquoi j’appelle le président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, d’abord à débloquer, pour cette ancienne colonie, qui n’a pas renoncé à parler notre langue, une somme assez significative pour qu’elle n’ait pas l’air d’une misérable et indigne aumône qui ridiculiserait la France eu égard à l’effort consenti par d’autres nations qui n’ont, elles, rien à se reprocher.
Je l’appelle également à se rendre dès à présent en Haïti pour qu’il soit ainsi le premier chef d’État de la République à accomplir ce geste fort. Au nom de la dignité de la France, au nom de l’identité nationale dont il veut que nous débattions. Oui, de l’identité nationale, car, sans même tenir compte des dizaines de milliers de Français d’origine haïtienne qui apprécieraient ce signe de solidarité, Haïti, qui fit vivre pendant cent cinquante ans un Français sur huit, fait partie intégrante, comme l’histoire de l’esclavage, de l’identité nationale, aussi sûrement que ma part de refoulé fait partie de moi-même.
J’appelle du même coup le président de la République française à rendre à l’instant ses droits au plus méritant des Haïtiens de France, le général Alexandre Dumas, père du célèbre écrivain, qui s’est sacrifié pour la Révolution et la République et dont on refuse depuis deux cent huit ans, simplement à cause de sa couleur et de son origine, de lui rendre la place qu’il mérite dans le cœur et la mémoire des Français.
Voici que qu’écrivait le fils de ce héros en 1838 : Il serait bon que les Haïtiens apprissent à la vieille Europe, si fière de son antiquité et de sa civilisation, qu’ils n’ont cessé d’être français qu’après avoir fourni leur contingent de gloire à la France.