Pour ressusciter ce cadavre luxueux qu’est le Congo-Brazzaville, la diaspora congolaise commente sans répit les révoltes tunisienne et égyptienne. Beaucoup estiment que la Tunisie, l’Egypte et, aujourd’hui, la Libye, sont des exemples à suivre. Mais les Congolais ne semblent pas prêts à défier le pouvoir ; pour eux, tout va bien. Dans les rues des capitales politique et économique, c’est le calme plat sur les révoltes tunisienne et égyptienne, même si les médias locaux en parlent.
Quiconque a regardé les Oscars de la presse, le vendredi 25 février, sur la primitive Télécongo, a peut-être admiré la voix de Salif Keita. Mais il a sans doute été effaré par le propos liminaire de l’artiste, relatif à la bonne santé du Congo. Et de conclure qu’il n’y a « aucun prisonnier politique au Congo ». Il va sans dire que Salif Keita a une définition étriquée du mot « prisonnier »… Quelques heures plus tôt, toujours sur Télécongo, Bibiane Kouloumbou, une bricoleuse des JT du soir, s’extasiait de ce que la première dame du pays avait inauguré le marché de Dolisie, « un bijou offert » (Par qui ?) aux « populations de cette ville », aux anges.
Oui, le Congo va bien, très bien même. En témoigne le Laboratoire de lutte contre les grandes endémies, à côté de la somptueuse villa du ministre Nsilou. Un bâtiment moyenâgeux, infesté de rats et de cafards. Il suffit d’une belle bourrasque pour que les tôles rouillées depuis mille ans se détachent du plancher et atterrissent n’importe où. Le jeudi 8 février, dans la cour du Laboratoire, les excréments d’une malade invalide brillent tout près d’un 4×4 flambant neuf. Et des dizaines de malades sont assis à un mètre du repas des mouches. D’autres mourants se sont réfugiés dans le splendide Temple de l’église évangélique, derrière la villa du ministre, faute d’avoir été soignés au Laboratoire. Pas la peine de rouspéter, tout va bien, un jour Dieu les sauvera de la misère… « Je n’ai ni le temps de me plaindre, ni de manifester un jour contre le pouvoir, Dieu voit tout », lâche un squelettique venu au Temple.
Oui, le Congo va bien, à tel point que « l’un des principaux sujets d’étonnement des visiteurs qui viennent de plus en plus nombreux à Brazzaville est l’absence de cinémas, de théâtres, de salles de spectacle. Mis à part, en effet, le Centre culturel français, la capitale du Congo se distingue des autres métropoles africaines par la quasi-inexistence de ces lieux de récréation où acteurs, musiciens, danseurs, artistes en tout genre peuvent se produire et où le bon peuple vient se divertir comme cela se passe partout ailleurs dans le monde », se plaignent Les Dépêches de Brazzaville (quotidien très proche du pouvoir), dans leur Edito du 11 février dernier.
Dans un quartier de Brazzaville, Massina, ce mercredi 9 février, des trentenaires jouent aux dames. Parmi eux, un professeur de français. Pour lui, tant qu’il satisfait aux désirs de son corps, tout va bien. Il remercie le Chef de l’Etat pour tout ce qu’il fait pour le Congo, surtout pour l’abondance de la Primus et de la Ngok. Les devoirs de ses élèves traînent sous son lit depuis une semaine, ça n’est pas une priorité. « Il y a longtemps que j’ai mangé de la viande de brousse » (traduction littérale lari-français), soupire-t-il.
Le Congo n’est pas une forêt de bois sec
Le niveau de l’éducation nationale est très bas au Congo ; le personnel enseignant en est conscient. Tout prête à une révolution, mais tout le monde croise ses mains. La moindre étincelle ne sera suivie d’aucun effet. Contrairement aux Tunisiens, les Congolais n’ont pas d’intérêts communs. Le vol et la médiocrité se sont démocratisés. « Chacun veut pérenniser ses intérêts. Un voleur ne peut combattre le régime qui ne l’envoie pas en prison », analyse un ancien cadre du PCT (Parti congolais du travail). D’où la difficulté, ou plutôt l’impossibilité d’une révolte à la tunisienne. Une révolte qui, au demeurant, serait inutile. « Si les Tunisiens ont chassé Ben Ali, ils n’ont pas pour autant déraciner le système Ben Ali, puisque ceux qui ont travaillé avec l’ex-homme fort restent au pouvoir », constate un journaliste congolais basé à Pointe-Noire. Et d’ajouter : « C’est d’une révolution dont le Congo a grandement besoin et non d’une révolte à la tunisienne. » Les révoltes du Maghreb ne sont pas un deus ex machina pour le Congo. (Du reste, le Congo est un bunker. Une révolte serait violemment réprimée. Le sang coulerait à profusion et pour rien. Ce serait la deuxième mort du Congo. Non, le cadavre ne peut subir une énième balafre). Le sang ne doit couler que pour une cause noble : la révolution. Sinon, il faut laisser le temps au temps. Denis Sassou Nguesso effectue son dernier mandat, à l’issue duquel l’histoire rendra son jugement. Nul doute que ce jugement sera sévère.
Et puis, le statu quo convient bien au Congolais : chaque matin, il frappe à toutes les portes pour amasser des « marchés » (contrats). A défaut de ces contrats, très souvent du bidon, il rentre chez lui avec des liasses de Fcfa. Ventru, comme assiégé par un bataillon d’ascarides, il ne peut critiquer le pouvoir, lequel lui facilite la vie. Sans rien faire, il se retrouve propriétaire d’une maison au toit en tuiles, d’un hôtel et d’un 4×4. Obtus dans la fainéantise, petit à petit il voit Brazzaville et Pointe-Noire glisser dans les mains des étrangers. Le jour où ces derniers feront grève, ce seront la faim et la fin. « Il faut commencer par détruire la culture de l’argent facile, du pillage des deniers publics et de la médiocrité », espère Romuald Malonga, étudiant en Droit à Brazzaville. Faute de quoi, le Congo n’ira pas mal, c’est-à-dire qu’il ne se débarrassera pas des maux qui le rongent.