Le petit José et sa grand-mère M’an Tine ont frappé l’imaginaire de toute une génération. Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy, sorti pour la première fois en 1983, est dans les salles obscures ce mercredi. Rendez-vous, encore une fois, derrière la caméra avec Euzhan Palcy. Entretien.
Un papa qui « a compris son âme d’artiste » et l’a poussée à accomplir ses rêves cinématographiques dès sa Matinique natale. Entre les Etats-Unis, Paris et ses Antilles chéries, Euzhan Palcy se sert de la caméra pour « raconter des histoires ». Tout simplement. Même quand on le lui refuse, elle ne renonce pas. Le dessin animé – il aurait été le premier dessin animé noir – qu’elle avait commencé à développer pour la Fox et le long-métrage qu’elle souhaite consacrer à la première aviatrice noire et première américaine à avoir obtenu une licence internationale, Bessie Coleman, sont toujours dans un coin de sa tête. Son parcours de réalisatrice noire, lui aussi, est unique. Ce qu’elle déplore et essaie de combattre par le biais de sa maison de production née en 2005. En projet, une comédie et un dessin animé africain. En attendant, Euzhan Palcy termine le DVD collector de Parcours de dissidents (2005). Son film Rue Case-Nègres ressort sur le grand écran cette semaine. A cette occasion, elle nous a accordé une interview.
Afrik.com : A quoi doit-on le retour sur les écrans de Rue Cases-Nègres, 27 ans après sa sortie ?
Euzhan Palcy : C’est un concours de circonstances. Nous étions en conflit Joseph Zobel, l’auteur du roman, et moi avec le producteur du film. Ce qui a bloqué jusqu’à l’année dernière les droits d’exploitation du film. Le public me le réclamait, avait envie de revoir ce film. Il est désormais libre et a été sélectionné par le programme « Collège au cinéma » du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Pendant 3 ans, il va tourner dans tous les collèges de France. Ce qui permettra à la nouvelle génération de le découvrir.
Afrik.com : Un juste retour des choses puisque Rue Cases-Nègres affirme que l’école, l’éducation sont un moyen de s’affranchir de toutes les servitudes ?
Euzhan Palcy : Il y a cette phrase écrite au tableau par le maître de José, qui n’est pas dans Zobel : « L’éducation est la clé qui ouvre la deuxième porte de notre liberté ». Etre libre n’est pas une fin en soi. Si vous avez une tête vide, vous resterez toujours l’esclave de quelqu’un.
Afrik.com : Qu’est-ce qui vous a touché dans le livre de Joseph Zobel, que vous avez lu à 14 ans ?
Euzhan Palcy : La vérité, le réalisme, l’émotion, les personnages, le manque de fiction, justement, m’a bouleversé !
Afrik.com : Vous avez une carrière précoce. Vous réalisez votre premier film, La Messagère (1972), à peine 17 ans ? Que représente le cinéma pour vous ? Un don, une vocation ?
Euzhan Palcy : Une mission. Quelque chose que j’aime passionnément.
Afrik.com : Une mission qui consisterait à raconter l’histoire escamotée et travestie du monde noir, bien que vous n’aimez pas être qualifiée de cinéaste militante ?
Euzhan Palcy : Je n’aime pas le terme militant parce qu’on l’utilise dès que quelqu’un se bat pour une cause qui est juste. Je suis quelqu’un de normal, à l’écoute des gens, je suis contre les injustices, l’humiliation de l’être humain, certaines choses me mettent hors de moi. Je ne suis pas Mère Theresa, je n’ai pas la prétention de changer le monde ni de donner des leçons. Mais si mon cinéma permet d’éclairer de 2,3…10 personnes, cela me suffit parce ces personnes vont reprendre le flambeau. Ce n’est pas la politique, mais les êtres humains qui m’intéressent. Mon cinéma est humaniste, il est loin d’être sectaire ou nombriliste. Cependant, de par mon histoire, il est évident qu’il s’inscrit dans un univers qui est ce qu’il est tout en me permettant de parler au monde et d’être universel. Si les gens considèrent que mon œuvre est militante parce qu’elle fait avancer la société, pourquoi pas ? Mais je ne veux pas qu’on m’enferme dans cette boîte parce que cela m’a porté préjudice. On ne vous confie pas, par exemple, une comédie si vous êtes une cinéaste militante.
Rue Cases-Nègres, le film
La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel. Une œuvre littéraire découverte à l’adolescence qui ne la quitte plus au point de vouloir l’adapter au cinéma. Quand Euzhan Palcy vient faire ses études à Paris, elle rencontre Laura, la fille de François Truffaut dont l’intervention sera déterminante dans la concrétisation du rêve Rue Cases-Nègres. Long métrage pour lequel elle obtiendra une avance du ministère de la Culture, fait rarissime. Dans la Martinique des années 30, la cinéaste suit les traces du petit José qui vit avec M’an Tine, sa grand-mère. A l’instar de tous les enfants du monde, l’absence des parents est le moment rêvé pour faire des bêtises. La rue Case-Nègres devient un terrain de jeu idéal quand les adultes travaillent dur dans les champs de canne. Dans une terre colonisée par les Français, où la couleur de la peau scelle les destins, l’école est une chance que M’an Tine veut saisir pour José, brillant élève. La vieille dame ne recule devant aucun sacrifice. José gagnera la bataille de l’émancipation par l’école. L’œuvre d’Euzhan Palcy transcende le contexte social pour faire écho aux tribulations de l’enfance. Rue Cases-Nègres trouve sa force dans la simplicité de son son rendu. Vingt-sept après sa première sortie, la puissance du film et sa symbolique restent toujours d’actualité. |
Afrik.com : Les personnes qui ont cru en vous ne sont pas des moindres : Truffaut, Robert Redford, qui vous a encouragée notamment, pour Une saison blanche et sèche. C’est important de rencontrer des gens qui croient en vous quand on fait du cinéma, et que par ailleurs on est noir ? C’est pour cela que vous avez créé une maison de production ?
Euzhan Palcy : Je viens de produire le film d’un jeune réalisateur qui a frappé à toutes les portes avec ses projets. Quand il est venu vers moi – je me fais un devoir de recevoir les jeunes quel que soit mon emploi du temps -, et qu’il m’a montré son travail, j’ai tout de suite compris qu’il avait du talent et j’ai eu envie de l’aider. Je n’ai pas oublié que moi aussi quand j’étais dans cette situation, pas forcément pour les mêmes raisons, j’ai eu la chance de trouver des gens comme Truffaut, Jean Rouch, Aimé Césaire et tous ces gens qui m’ont soutenue.
Afrik.com : Vous dites d’Aimé Césaire qu’il a été votre premier parrain. Quels étaient vos rapports ?
Euzhan Palcy : Aimé Césaire m’a tout donné. Il avait l’habitude de dire que Senghor, son frère africain, quand ils se sont rencontrés au lycée Louis-Le-Grand à Paris, lui avait donné la clé de lui-même en lui révélant sa mère, l’Afrique. Il m’a donné la clé de moi-même, il m’a passé cette clé. C’est ce que j’essaie de faire avec mes films : transmettre cette clé reçue par Césaire, non seulement au miens mais aussi aux autres afin qu’ils ne tombent pas dans le piège du racisme et de la bêtise.
Afrik.com : Votre parcours inspire une interrogation : pourquoi n’y a-t-il pas plus de films signés Euzhan Palcy sur le territoire français ?
Euzhan Palcy : Les projets que j’avais, comme Toussaint Louverture, le chevalier de Saint-Georges et bien d’autres, n’ont jamais intéressé les producteurs en dépit du succès de Rue Case-Nègres, après Une saison blanche et sèche (1989) ou encore Siméon (1992), sous prétexte que les films historiques n’attirent pas et qu’en plus les héros sont Noirs. Tout le problème est là. Je me suis entêtée, mais quand on ne vous donne pas les moyens… J’ai fini par quitter la France pour les Etats-Unis, puis je suis revenue en France. Maintenant, j’estime que c’est le moment de ramener Toussaint Louverture sur le marché.
Afrik.com : Toussaint Louverture, c’est Haïti, votre deuxième pays ?
Euzhan Palcy : La compassion qu’éprouve les gens pour Haïti après le séisme leur a permis de s’intéresser à l’île, de comprendre que ce pays ne se résume pas à la misère, aux Tonton Makout. Il a été au 19e siècle le grenier de la France. Haïti a été la colonie la plus riche du monde et la plus convoitée. C’est une terre de culture, une terre francophone. Les gens oublient de dire que l’île qu’on connaît aujourd’hui est le résultat de ce qu’on en a fait. Haïti a été la première nation nègre avec un personnage légendaire, Toussaint Louverture, que Napoléon a puni pour avoir aboli l’esclavage et éduqué le peuple haïtien. Il l’a arrêté par traîtrise et l’a déporté dans la prison la plus froide d’Europe, au Fort de Joux et l’a laissé mourir de maladie. On ne parle jamais de ces choses-là. Il ne faut pas non plus dire aux Français que Toussaint Louverture et son armée ont écrasés l’armada française : 8 vaisseaux et les 40 000 meilleurs soldats de Napoléon. Et il ne faut surtout pas parler de cette fameuse « dette haïtienne » (environ 21 milliards d’euros, ndlr). On pourrait croire que la France a prêté de l’argent à Haïti et qu’elle le lui rembourse. Ce n’est pas le cas : elle correspond aux deux louis d’or réclamés par tête d’esclave perdu par la France lorsque Haïti a arraché son indépendance.
Afrik.com : L’autre passion d’Euzhan Palcy, c’est la musique. Soprano, vous vous êtes même servie du film musical Siméon comme thérapie après le tournage d’Une saison blanche et sèche ?
Euzhan Palcy : Je suis soprano colorature. Pour préparer Une saison blanche et sèche, j’ai visionné des centaines de documentaires et de reportages. Quand on voit des couples mixtes découpés à la tronçonneuse par des Afrikaner racistes pour les punir, ou que vous allez en Afrique du Sud, et que vous rencontrez des enfants qui ont été torturés… On a enfermé une gamine de 14 ans dans une morgue après l’avoir obligée à embrasser des cadavres et plongé sa tête dans les solutions qui aident à nettoyer les cadavres pour la faire parler. Je suis sortie de ce film psychologiquement brisée. Pendant un an, chaque fois que je voyais un visage noir, j’étais bouleversée. Je m’interrogeais sur le crime que nous avions commis et qui aurait justifié un tel sort. De quel droit, dans quelle Bible est-il écrit que l’homme noir n’est pas un être humain, qu’il n’a pas le droit d’être libre, de quel droit enferme-t-on Mandela pendant 27 ans dans une prison parce qu’il se bat pas pour une seule chose : la liberté. Quel était son crime ? Quel avait été le crime de Toussaint Louverture face à Napoléon ? Celui de mettre fin à l’esclavage dont il avait lui-même souffert. Je ne comprenais pas et cela me minait. Je ne voyais pas la nécessité d’aller voir un psychologue parce que je savais de quel mal je souffrais. J’ai donc décidé de faire un film musical pour me détendre et me laver la tête. Siméon n’est pas une simple fantaisie musicale antillaise, c’est un film rempli de messages.
Afrik.com : On peut compter sur les doigts d’une main les réalisateurs antillais, noirs dans le paysage audiovisuel français. Cela ne vous désole-t-il pas que les choses n’aient pas évolué en 27 ans, que leurs difficultés soient les mêmes qu’à votre époque ?
Euzhan Palcy : Nous sommes dans une société moyenâgeuse, une société qui régresse au lieu d’avancer. C’est contre cela qu’il faut se battre, « se ceindre les reins comme de vaillants soldats », dixit Aimé Césaire. Il faut arracher les choses, et ne surtout pas attendre qu’on vous les donne. C’est ce qu’ont fait les Afro-Américains pour acquérir leurs droits civiques.
Afrik.com : Vous étiez la marraine du 16e Festival international de cinéma de Guadeloupe (Femi). Que peut-on dire du cinéma ultra-marin ? Peut-on parler d’un cinéma afro-antillais ?
Euzhan Palcy : Pour ma part, ce n’est que maintenant que l’on peut commencer à parler d’un cinéma ultra-marin, de cinéma antillais. Jusqu’ici, il n’était question que de cinéastes et de films antillais. Soyons honnêtes ! Le cinéma est une industrie qui suppose de disposer de structures de production et de distribution, des infrastructures qui permettent aux cinéastes de travailler. Nous sommes en train de bâtir une industrie viable. Il faut donc être prudent et éviter de parler de ce qui n’existe pas encore.
Afrik.com : Sembène Ousmane était l’un de vos réalisateurs préférés. Que pensez-vous du cinéma africain ?
Euzhan Palcy : : Quand j’étais aux Antilles, je travaillais avec le service municipal d’action culturelle d’Aimé Césaire et je participais à la gestion de la cellule audiovisuelle. A l’époque, il y avait le festival de Fort-de-France en juillet. J’ai ainsi découvert beaucoup de films et de cinéastes africains comme le Sénégalais Paulin Vieyra (premier réalisateur africain dont le film, Lamb, fut en sélection officielle du festival de Cannes en 1966, ndlr), le Nigérien Oumarou Ganda (l’un des pionniers du cinéma nigérien, ndlr), quand j’ai vu La Noire de… (1966) et Le Mandat de Sembène Ousmane, j’étais subjuguée, émue et révoltée. J’ai alors voulu rencontrer Sembène Ousmane. A Paris, quand je suis arrivée pour y poursuivre mes études, je me suis mis à sa recherche, je lui ai écrit mais j’ai fini par le croiser à la Mostra de Vénise (Rue Cases-Nègres y sera récompensé en 1984, ndlr). J’ai rencontré et travaillé avec Sidney Sokhona qui a réalisé Nationalité : immigré (1975), de même que Kollo Sanou dont le dernier film s’intitule Tasuma (Le Feu) (2004). J’aime beaucoup aussi ce qu’a fait Djibril Mambety Diop. Hyènes est un chef d’œuvre, tout comme La petite vendeuse de Soleil (1998). J’ai eu la chance de rencontrer ce génie qui est parti trop tôt. Nyamanton, la leçon des ordures (1986) de Cheick Oumar Sissoko est également un film génial.
Afrik.com : Qu’avez-vous pensé du mouvement de protestation, conduit par le LKP, qu’a connu les Antilles il y a un an ?
Euzhan Palcy : Le grand mouvement populaire qu’il y a eu en Martinique et en Guadeloupe a marqué un tournant dans notre histoire moderne. C’est la première fois que je vivais un tel évènement. Des grands-mères, avec leurs petits-enfants dans leurs poussettes, marchant calmement sur des kilomètres, sous le soleil, pour protester contre l’exploitation, le mépris que l’on affiche à notre endroit, contre la vie chère, contre ce que les plus vieux appellent la « désespérance », contre ce système archaïque qui gère près d’un million de personnes dans l’injustice et l’impunité la plus totale.
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