Dix jours et quatre cents décès après le début de l’affaire de l’alcool frelaté, les Kenyans cherchent à établir les responsabilités du drame. Malgré l’émotion suscitée, rien n’indique que cette nouvelle catastrophe sera la dernière.
» Les morts que nous avons vues ont été rapides, furieuses et très amères. Plus amères même que les larmes d’un lion. » Ainsi parlait, mercredi à Nairobi, le pasteur Stephen Mburu de l’Eglise pentecôtiste de l’Afrique intérieure. L’homme de foi s’adressait aux marcheurs d’une procession funéraire, assemblés autant pour crier leur angoisse que pour réconforter les familles des victimes du chang’aa trafiqué. Quatre cents morts, et combien d’aveugles ?
Mardi 14 novembre, des dizaines d’hommes et de femmes, tous habitants des quartiers pauvres de la périphérie de la capitale du Kenya, commencent à se presser à l’entrée des hôpitaux de la ville. D’autres, rapporte-t-on, sont étendus le long des chemins ou à même les trottoirs, terrassés par une douleur insupportable, la bave aux lèvres et le regard perdu, aveuglé déjà par les premiers effets de la boisson frelatée. Les premiers morts sont dénombrés.
En cause, une cuvée coupée de méthanol de cet alcool bon marché, également appelé Kumi Kumi ou Ten Ten parce qu’une tasse du breuvage ne coûte que 10 shillings (soit le dixième d’un dollar US, ou encore 60 francs CFA). Immédiatement, la nouvelle se répand, et la police procède aux premières arrestations de tenancières de ces bicoques en tôle où l’on vend le Kumi Kumi. C’est évidemment trop tard, d’autant que, comme l’a remarqué le Saturday Magazine quatre jours plus tard, les bars informels ne désemplissent pas.
Violent » coup de pied «
Présenté comme une boisson traditionnelle, le Kumi Kumi est en fait distillé à partir de n’importe quoi. L’objectif est d’assurer au client le plus fort » coup de pied » au moindre coût. Plus l’effet est violent, plus les consommateurs affluent. Le correspondant du quotidien français Libération a assuré dans son journal qu’un seul verre de Kumi Kumi est capable de saouler pour le compte n’importe quel individu bien-portant. Et pour cause : le chang’aa est fabriqué à partir de sous-produits de l’industrie chimique, trouvés à la sortie des usines et mis en oeuvre par des fabricants que, dit-on, la police protège. On peut, en tout cas, constater que seules les détaillantes ont été inquiétées ces derniers jours, malgré un renforcement de la législation anti-chang’aa cet été.
Cette fois, il s’agissait de méthanol, un produit utilisé dans la production de solvants et d’antigel. Les deux individus suspects d’avoir produit le chang’aa tueur travaillaient à l’usine Oleo Chemicals, à Kariobangi. En se rendant sur les lieux cette semaine, des veuves de buveurs de chang’aa auraient remarqué quelques rats morts à côté des fûts entreposés à l’air libre. Quant aux humains décédés, leur mort a été causée par une destruction foudroyante de leur foie, aboutissant en général à une hémorragie interne.
Des risques connus
Si les Kenyans pauvres boivent du chang’aa, ce n’est peut-être pas seulement parce que la bière coûte trop cher, bien que leur misère soit immense. Le Kumi Kumi est aussi l’une des rares distractions disponibles dans leur vie au jour le jour. D’aucuns, cependant, ne se contentent pas d’invoquer la fatalité. Simon Nyachae, député de Nyaribari Chache cité par le Daily Nation, n’hésite pas à rendre le gouvernement responsable de cette » catastrophe nationale honteuse. »
Une certitude toutefois : le chang’aa fait profondément partie des moeurs kenyannes, et personne ne peut dire qu’il en ignore les risques. 24 morts en 1996, 100 en 1998, encore 23 en 1999. Qui arrêtera les ravages du Kumi Kumi ? Si les lions ont pitié de la folie des hommes, leurs larmes pourraient rester amères encore longtemps.