Au bureau, dans la rue, dans les transports en commun, en famille ou avec des amis, la parenté à plaisanterie pimente la vie quotidienne et donne lieu à des situations incongrues. Cette tradition encore vivace consiste à faire semblant de créer un conflit avec le représentant d’une ethnie alliée. Ce pacte permet aux protagonistes de s’insulter, de se railler et de se bousculer à l’envie, sans risque de dérapage.
De notre envoyé spécial Gonzague Rambaud
« N’oublie pas que tu es mon esclave ! », lâche une salariée ouagalais de la CNSS (Caisse nationale de la sécurité sociale) en refermant la porte d’un bureau voisin. L’invective pourrait surprendre si on ne savait pas que derrière la porte se trouve un homme hilare et que ladite femme glousse en repartant. Alors qu’on croyait assister à une violente altercation on se retrouve en fait spectateur du jeu le plus couramment pratiqué au Burkina Faso : la parenté à plaisanterie. Le but de cette joute verbale consiste à faire semblant de créer un conflit avec le représentant d’une ethnie alliée. Chacune des soixante-deux ethnies du Faso se trouve liée à une ou plusieurs ethnies. Ce pacte permet aux protagonistes de s’insulter, de se railler et de se bousculer à l’envie, sans risque de dérapage. Ainsi, les deux collègues et amis de la CNSS, respectivement Samo et Mossi, s’entendent. A l’instar des Bissa et des Gourounsi, des Bwaba et des Peuls, des Dagara et des Siamu, des Samba et des Lobi, etc.
Moqueries établies
Au bureau, dans la rue, dans les transports en commun, en famille ou avec des amis, la parenté à plaisanterie anime et pimente la vie quotidienne. Cette pratique dépasse les clivages sociaux et donne lieu parfois à des situations incongrues. A l’image de ce balayeur Dagara qui interpelle ironiquement son patron en lui rappelant que ses ancêtres se faisaient servir par les Siamu. Ces échanges humoristiques ont le grand avantage de dénouer les conflits et de servir d’exutoire. Pour Marcel Mauss, le premier à utiliser l’expression de parenté à plaisanterie, l’objectif de telles attitudes est de permettre un « relâchement qui constitue une détente et une compensation nécessaire à la vie de groupe ». De cette manière, les individus jouent avec leurs différences au lieu de s’opposer frontalement. Cette complicité permet aussi aux deux protagonistes de régler leurs comptes d’une manière détournée. « Parfois, on sent que ça chauffe vraiment mais grâce au code de la parenté à plaisanterie, on est protégé et on peut se moquer de l’autre pendant des heures ! », sourit Ibrahim, restaurateur de 30 ans. A condition bien sûr de respecter les règles et de ne pas utiliser des insultes proscrites, comme celle de « bâtard », l’injure suprême, ou celles qui touchent à la mère.
C’est généralement lors des enterrements que les joutes verbales sont les plus impressionnantes. « J’ai assisté à un enterrement où des Gourounsi ont subtilisé le cercueil d’un Bissa. Ils encerclaient le cercueil et demandaient à la famille d’apporter des arachides au défunt. Car dans la légende, les Gourounsi se moquent des Bissa parce qu’ils mangent beaucoup d’arachide. C’était la première fois que je voyais ça, alors au début j’étais un peu gêné. Mais mon père m’a expliqué que c’était la tradition », confie Parfait, 22 ans. De la même manière, lors des enterrements Gourounssi, les amis Bissa du défunt demandent pour les mêmes raisons une tête de chien, en gage du cercueil.
Alliances entre ethnies
Les origines des alliances et des parentés à plaisanteries sont multiples. Mais c’est toujours une histoire vraie ou inventée, mythique ou légendaire, au contenu conflictuel, qui scelle le pacte de plaisanterie entre deux ethnies. Les uns et les autres font référence à un conflit qui a opposé leurs ancêtres. A l’instar des Peuls qui accusent les Bobo d’être des buveurs invétérés de dolo (bière de mil ou de maïs), eux mêmes reprochant aux Peuls de n’être que de simples buveurs de lait, ce qui est le signe, selon les Bobo, d’une immaturité physique. Les faits reprochés ne reposent jamais sur une base sérieuse ou des problèmes de fond. La genèse et l’objet de la moquerie doivent impérativement prêter à sourire.
Généralement, ce sont les petits travers et les habitudes d’une ethnie qui servent de prétexte. Les habitudes ou les coutumes raillées sont connues de tous et appartiennent à la culture populaire. Lors des « combats de mots », les deux acteurs forcent le trait et vont au fur et à mesure des échanges se qualifier réciproquement de personnes infréquentables. Ces faux procès, au ton décalé et comique, ravissent les spectateurs impromptus, qui ne sont pas les derniers à jeter de l’huile sur le feu ! Tout comme les journaux satiriques, comme Le Journal du jeudi, qui utilisent allègrement le procédé pour critiquer, sous couvert de parenté à plaisanterie, ministres et autres hommes forts du pays…
Facteur de paix sociale
Pour Boniface Batiana, le président de l’association pour la promotion de la parenté à plaisanterie (AB3P), « la parenté à plaisanterie est un sujet d’expertise nationale, élément d’un phénomène transnational pouvant servir utilement la paix dans la sous-région ». L’absence de guerre ethnique au Faso n’est sans doute pas étranger à cette pratique. La parenté à plaisanterie a permis le rapprochement des peuples qui ont pu, grâce, entre autres, aux railleries populaires, conserver une identité sociale. L’acceptation de l’autre plutôt que la méfiance. Boniface Batiana, qui veut faire de la parenté à plaisanterie un exemple de paix sociale prend en exemple le Rwanda : « Si la parenté à plaisanterie existait entre Tutsis et Hutus, il n’y aurait sûrement pas eu de génocide », confie-t-il. Il semblerait que les Ivoiriens et les Burkinabé n’aient pas retrouvé de traces de parenté à plaisanterie.