Professeur d’histoire, syndicaliste puis opposant politique, le président sortant de la Côte d’Ivoire, qui sollicite un second mandat ce dimanche, a multiplié les recettes pour être toujours en première ligne de l’opposition politique. Devenu chef d’Etat dans un contexte délétère, il a à réussi prolonger son mandat de cinq ans sans élection.
C’est un fait extrêmement rare. La finale de la présidentielle ivoirienne, qui oppose ce dimanche Laurent Gbagbo, président sortant, à Alassane Ouattara, met face à face dans l’arène électorale un ancien prisonnier et son ancien geôlier. Car c’est bien sur ordre de l’actuel candidat du Rassemblement des Houphouétistes pour la Paix et la Démocratie (RHDP), alors Premier ministre du président Félix Houphouët-Boigny, que Laurent Gbagbo est arrêté le 18 février 1992 puis condamné un mois plus tard, à deux ans de prison, pour son rôle dans des manifestations estudiantines. Loin de traduire un réel esprit d’apaisement et d’estime mutuelle, le ton cordial du débat télévisé de ce jeudi entre les deux candidats, le rappel du tutoiement, qui par le passé a pu ponctuer leurs entretiens, les « mon frère » généreusement distribués de part et d’autre relèvent, surtout chez Gbagbo, sa nature de tacticien, qui l’a conduit du statut d’opposant avant l’heure dans un pays politiquement stable et relativement prospère à celui de chef d’un Etat déchiré par une crise multiforme.
Pragmatique, orateur grandiloquent, toujours prompt à composer avec ses adversaires lorsque les circonstances le dictent, quitte à dénoncer l’instant d’après les accords conclus. Qualités qui lui ont valu, de la part de feu le général Gueï, putschiste et président éphémère de 1999 à 2000, le surnom de « boulanger qui roule tout le monde dans la farine ». Laurent Gbagbo a su tirer profit des convulsions politiques de la Côte d’Ivoire de ces quarante dernières années pour se hisser au sommet de l’Etat.
Principal opposant à Houphouët-Boigny
Né le 31 mai 1945 dans le village de Mama, dans l’Ouest ivoirien, d’un père sergent au service de l’armée française et d’une mère ménagère, il devient professeur d’histoire au lycée classique d’Abidjan puis chercheur à l’Institut d’histoire, d’art et d’archéologie africaine (IHAAA). Institut dont il devient directeur en 1980, après avoir bouclé son cursus scolaire par une thèse de doctorat en histoire. Nous sommes alors en plein dans le long règne de Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire qui, en dépit de son discours panafricaniste, muselle l’expression de l’opposition dans son propre pays. Le contenu de ses cours ayant été jugé « subversif », Gbagbo le professeur d’histoire et membre du syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares) va connaître sa première expérience de la prison, lorsqu’il est enfermé de mars 1971 à janvier 1973 à Séguela et Bouaké, où Robert Gueï alors capitaine dans l’armée est chargé de son encadrement.
L’incarcération ne l’empêche pas de remonter au créneau quelques années plus tard pour soutenir les étudiants lors des manifestations de février 1982 qui provoquent la fermeture des universités et grandes écoles. C’est également dans ce contexte mouvementé qu’il crée dans la clandestinité son futur parti, le Front populaire ivoirien (FPI). Contraint à l’exil en France en 1985, au plus fort de son antagonisme avec Houphouët-Boigny, il s’active à promouvoir le FPI et tisse son réseau. Il se lie d’amitié avec le socialiste Guy Labertit, bien que le Parti socialiste, alors au pouvoir à Paris à l’époque et plutôt favorable à Félix Houphouët-Boigny, ait choisi de l’ignorer.
Lorsqu’il rentre en Côte d’Ivoire trois ans plus tard, il reçoit volontiers le pardon du président, lequel déclare à son endroit que « l’arbre ne se fâche pas contre l’oiseau ». L’oiseau (Gbagbo) n’a cependant accepté la trêve décrétée par l’arbre (Houphouët-Boigny) que pour mieux reprendre son envol. Devenu secrétaire du FPI, il se présente en effet contre lui lors de la présidentielle du 28 octobre 1990. Il impose ainsi à Houphouët-Boigny d’avoir à disputer la consultation pour la première fois avec un adversaire. Laurent Gbagbo s’en sort avec 18, 3% des suffrages. Lors des législatives du mois suivant, son parti obtient 9 sièges sur 175.
Devenu député puisqu’il est élu dans la circonscription de Ouaragahio où se trouve sa ville natale, Laurent Gbagbo, loin des débats d’hémicycle, continue de voir dans l’agitation de rue la voie la plus efficace pour secouer le pouvoir. Le voilà de nouveau accusé d’inspirer la violente grogne qui s’installe dans les universités entre 1991 et 1992. Il a conduit les manifestations contre l’intervention de l’armée sur les campus. Alassane Ouattara le fait arrêter et emprisonner. Condamné à deux ans de prison ferme, il sera libéré six mois plus tard, en août de la même année.
Robert Gueï « roulé dans la farine »
Laurent Gbagbo sent sans doute son heure venir, lorsque décède le président Houphouët-Boigny début décembre 1993. Son parti, le FPI, s’allie dans un « Front républicain » avec le Rassemblement des républicains (RDR, libéral) nouvellement créé. La coalition prône un « boycott actif » de la présidentielle de 1995, après qu’Henry Konan Bédié, l’héritier du trône et leader du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), eût choisi de durcir la législation sur la nationalité en inventant le concept d’ « ivoirité », principalement pour invalider la candidature d’Alassane Ouattara. En signant l’alliance de circonstance avec le RDR dans lequel milite Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo feint d’ignorer passagèrement l’épisode de l’emprisonnement auquel celui-ci l’avait soumis. Il laisse croire également qu’il abhorre le concept d’ « ivoirité » qui le préjudicie. Il s’occupe davantage à pourfendre le gouvernement d’Henri Konan Bédié, qu’il accuse de tous les maux, notamment de diviser le pays. Cependant, il claque la porte du Front Républicain, lorsque Ouattara est élu président du RDR.
Lorsque le général Gueï prend le pouvoir, le 24 décembre 1999, Gbagbo oublie une fois de plus qu’il fût son geôlier deux décennies plus tôt, et salue la «contribution décisive (de l’armée) au processus démocratique en Côte d’Ivoire.» Le FPI entre au gouvernement de transition avec le RDR. Cependant, Gbagbo ne cesse de durcir le ton envers Alassane Ouattara, devenu un puissant adversaire potentiel. Il reprend même indirectement à son compte le concept d’« ivoirité », lorsqu’il le désigne comme « celui qui s’est découvert Ivoirien à l’âge de 40 ans. »
En invalidant les candidatures d’Alassane Ouattara (pour « nationalité douteuse », faux et usage de faux sur la filiation) et de tous les candidats du PDCI en septembre 2000, la Cour suprême fait de Laurent Gbagbo le seul adversaire de poids du général Robert Gueï dont il est, par calcul selon les adversaires, le dernier à claquer la porte à son gouvernement de transition.
La présidentielle du 22 octobre 2000 est ponctuée de heurts, et Gbagbo se déclare vainqueur à l’issue du scrutin. Robert Gueï, qui a désormais compris la capacité manouvrières de Gbagbo, l’affuble du surnom de « boulanger ». Dans un premier temps, il conteste sa victoire, avant de la reconnaître un mois plus tard. L’élection a cependant fait ressortir les antagonismes ethniques entre le Sud, à majorité chrétienne, et le Nord à majorité musulmane dont est issu Alassane Ouattara, qui s’est majoritairement abstenu.
Cinq ans sans mandat à la tête de l’Etat
Alors qu’il se trouve à Rome le 19 septembre 2002, des soldats rebelles lourdement armés et venant du Burkina voisin attaquent des villes du pays, dans une tentative de coup d’Etat qui dégénère rapidement en conflit civil entre le Sud, tenu par le gouvernement, et un Nord conquis par les rebelles. La France contraint les belligérants à signer les accords de Marcoussis. Gbagbo réussit à sauver son pouvoir, mais le pays est de fait divisé en deux. Les forces françaises de l’opération Licorne s’étant déployées dans une zone de cessez-le-feu, entre le Nord tenu par les rebelles et le Sud dirigé par Gbagbo. Bien qu’il ait reconnu les accords de Marcoussis qu’il considère comme « un remède amer qu’il faut essayer », Laurent Gbagbo ne cesse de les dénoncer en coulisses, les jugeant trop favorables aux rebelles. Dans les faits, il ne cesse pas de torpiller ces accords, comme lorsque début novembre 2004, il lance une offensive sur les fiefs rebelles de [Bouaké et Korhogo.
Le processus de paix traîne en longueur, et les négociations succèdent aux négociations. Même Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso autrefois accusé de soutenir les rebelles, devient médiateur entre les parties. La signature de l’accord politique de Ouagadougou, en 2007, offre la Primature aux nordistes des Forces nouvelles. Mais la cohabitation avec le jeune chef rebelle Guillaume Soro au poste de Premier ministre ne déstabilise pas Laurent Gbagbo. Dans son confortable fauteuil de président, il multiplie les entraves à la normalisation indispensable à l’organisation de nouvelles élections (Voir notre dossier Côte d’Ivoire). La crise lui a rapporté gros : il a réussi à se maintenir au pouvoir cinq ans, l’équivalent d’un mandat, sans élection.