Le premier long métrage de la Marocaine Yasmine Kassari, » Quand les hommes pleurent « , est un documentaire cru mais nécessaire sur la condition de ses compatriotes qui s’exilent en Espagne avec l’espoir d’une vie meilleure. La réalisatrice dissèque désespoirs et désillusions avec brio.
» Chaque année, 30 000 Marocains traversent le détroit de Gibraltar, 14 000 sont renvoyés, 1 000 meurent, 15 000 s’arrangent pour s’installer dans le pays. » Le film de Yasmine Kassari s’ouvre sur ces chiffres effrayants. Armée de sa caméra, la Marocaine part en Espagne au printemps 97. Elle y retrouve certains hommes de sa famille, qu’elle a vu partir alors qu’elle était encore au Maroc.
» J’étais le regard de ces femmes qui croient que leurs hommes mènent la grande vie, tombent les filles. Un regard qui a traversé les voiles. Ce que j’ai découvert, ce sont des hommes seuls, exploités et surtout des hommes qui ont appris à avoir peur et à avoir honte de leur peur « , explique-t-elle. Elle filme les logements insalubres et bondés, le salaire de misère pour un travail aux champs qui casse les reins, la mauvaise alimentation qui affaiblit les corps, la nostalgie du pays. Elle filme le déracinement et l’impuissance de ces hommes, broyés par leurs rêves éculés. Elle filme la désillusion et la souffrance d’êtres humains devenus bêtes de somme, pris au piège de la cynique Europe.
Nouveau type d’esclavagisme
» Quand les hommes pleurent, c’est quand ils réalisent l’impasse dans laquelle ils se trouvent. L’impasse, c’est le moment de l’insoutenable souffrance, du hors limite. Le pied du mur. Indicible. Comme un cri lancé dans le vide des consciences et qui tombe dans le silence diffus et moelleux d’un système trop bien organisé et résolu à lui acheter sa force et son silence. Un cri dans le silence absolu « , dit-elle.
Kacem, Bachir, Miloud, Mziam. Tous subissent ce nouveau type d’esclavagisme. » L’être humain s’habitue à tout « , dit Kacem. Prisonniers de leur image de mari, de père, de frère absents, le retour au pays est impensable. Dans une société patriarcale, » un homme ne pleure pas « , note la réalisatrice. » Les larmes, c’est pour les femmes. Un homme va de l’avant. Même si cet avant était une erreur reconnue, la marche arrière est interdite. »
De fait, ces hommes n’arrivent pas à briser le mensonge du rêve européen. C’est le cercle vicieux : lorsqu’ils reviennent au Maroc, quelques semaines par an, ils mentent à d’autres hommes qui vont s’exiler et revenir mentir à d’autres hommes qui s’exileront à leur tour…
Le sourire de Salima
Les échappatoires sont rares : Kacem pétrit son pain tous les jours, ça lui rappelle le bled. Bachir s’est construit lui-même sa chambre, intimité tapissée de femmes aux cheveux longs. Et blonds. Tous deux, témoignent : » On est censés venir d’un pays du tiers-monde mais c’est ici qu’il est le tiers-monde « . Salima, seul témoignage féminin du film, a 15 ans. Frêle silhouette et regard doux. Elle s’est exilée avec son père et son petit frère pour se retrouver au milieu de 400 hommes. Elle ne sort pas de chez elle, attendant le retour de son père et explique : » Ici, vous ne pouvez pas faire ce qu’exige votre liberté « .
Filmé sans voyeurisme mais avec honnêteté, le documentaire de Yasmina Kassari est malheureusement plus que jamais d’actualité. Les images qui clôturent son film, celles de corps inanimés que l’on ramasse sur la plage, n’ont pas fini de hanter les consciences occidentales.
Quand les hommes pleurent a reçu le Silver Shadow Award for the second best documentary film au » Festival of the Dhow Countries » de Zanzibar en juillet 2001, le Prix du meilleur documentaire des cinémas du Sud aux » Vues d’Afrique » de Montréal (Canada) en avril 2001, le Prix Meuter de » Filmer à tout prix » à Bruxelles (Belgique) en novembre 2000 et la Mention spéciale du jury à la » Biennale des cinémas arabes » de Paris (France) en 2000.
Quand les hommes pleurent,
documentaire de 57 minutes, 2000, Belgique.
Précédé de Chiens errants, fiction de 7 minutes, 1995, Belgique.
Sortie française le 10 octobre 2001.
Cinéma Le Denfert
24, place Denfert-Rochereau. 75014 Paris.