Entretien avec Jean-François Clément, anthropologue et historien des arts marocains. Il me communique la preuve que Jilali Gharbaoui a été, en réalité, inhumé au cimentière de Bâb Segma à Fès, et non au cimetière Bâb Ftouh où une stèle est érigée à son nom sur une tombe inconnue. Faux cimetière. Fausse tombe. Les médias s’engouffrent dans la fausse exclusivité.
La moindre des précautions dans ce cas, avant de lancer un événement d’un tel impact culturel, historique, est de consulter les archives journalistiques de l’époque, les familles des rares témoins oculaires, en particulier celle du docteur Mustapha Benslimane, de recouper les informations, de les étayer par des documents irréfutables.
7 Octobre 2020. Les journaux annoncent avec tambour et trompette : « La tombe de Jilali Gharbaoui est enfin retrouvée au cimentière Bab Ftouh de Fès, cinquante ans après sa disparition ». Des recherches ont été diligemment entreprises. On se fie, faute de mieux, aux souvenirs obscurs d’un vieux fossoyeur. S’ensuivent une authentification officielle, une sépulture somptueuse, une cérémonie fastueuse, des articles dithyrambiques. « Jilali Gharbaoui, précurseur de l’abstraction lyrique, né en 1930 à Jorf El Melha dans la région de Sidi Kacem, mort le 8 avril 1971 sur un banc public du Champ-de-Mars à Paris. Sa dépouille, transférée au cimentière de Bab Ftouh à Fès, reste anonyme jusqu’en octobre 2020 ». « Les autorités marocaines viennent de déposer une stèle commémorative sur la tombe oubliée d’un peintre méconnu de son vivant ».Une figure des arts plastiques témoigne : « Il aura été un artiste errant jusque dans sa mort. Par ce geste symbolique fort, le Maroc ne réhabilite pas seulement Jilali Gharbaoui, mais l’art et les artistes marocains dans leur ensemble ». La nouvelle légende se brode dans l’erreur.
Le cimetière où est réellement enterré Jilali Gharbaoui est pourtant Bâb Segma, également appelé cimetière de Bâb Mahrouk, la porte du brûlé, entre Boujeloud et la Casbah de Cherarda. Une coupure de presse irrécusable de l’époque, exhumée par Jean-François Clément, probablement parue dans la Vigie Marocaine, décrit avec exactitude l’inhumation de Jilali Gharbaoui et cite les personnalités qui furent présentes. « Fès. La dépouille mortelle du regretté peintre Jilali Gharbaoui, rapatriée hier à Casablanca à 11 heures 30, est arrivée à 16 heures 10 dans une ambulance à Fès où on devait procéder à la Mosquée Sounna à la Prière du Mort. La dépouille a été dirigée ensuite au cimetière de Bab Segma où la famille Laghzaoui a offert une tombe au défunt. L’enterrement a eu lieu vers 16 heures 30 en présence de Messieurs Ahmed Sefrioui, directeur de la division des Arts Plastiques au Ministère d’Etat chargé des Affaires Culturelles et de l’Enseignement Originel, Mohamed Bekkali, secrétaire particulier de Monsieur Mohamed El Fassi, Hassan Bennani, délégué du Ministre d’Etat à Fès, Mohamed Bennani, chef de l’Inspection Provinciale de la Jeunesse et des Sports à Fès, le délégué du ministère de l’Information à Fès, Bendalida et Alaoui, peintres amis du regretté Gharbaoui ».
La tombe de Jilali Gharbaoui est offerte par Mohamed Laghzaoui, ancien ministre de l’industrie et ancien directeur général de l’Office Chérifien des Phosphates, dont la maison, située à Talaâ Kebira, dépend du cimetière de Bâb Segma. A propos des deux artistes mentionnés dans l’article, Jean-François Clément précise : « Le jour de l’enterrement de Jilali Gharbaoui, il n’y a que deux artistes présents, Alaoui et Bendalida. Les prénoms ne sont pas indiqués. On hésite entre deux peintres nommés Alaoui, natifs de Fès. Hassan Alaoui est opposé au groupe de Casablanca. Il opte une peinture réaliste. Le second, Hamid Alaoui, pratique l’abstraction géométrique avec des variations infinitésimales de couleurs. Quant à Bendalida, il ne laisse aucune trace dans les annales ». Dans une encre de Chine sur papier de Jilali Gharbaoui, 23,5 x 33 cm, signée et datée 1964, je vois une Tour Eiffel renversée, prise dans son propre vertige dans l’endroit même où l’artiste, dans sa solitude extrême, rend son dernier soupir.
Jean-François Clément me dit : « Jilali Gherbaoui produit plus de peintures depuis sa mort que quand il était vivant. Les contrefaçons courent les salles de vente. Les spéculations sur ses œuvres atteignent des dimensions hallucinantes. Il n’y a pas d’expertise scientifique sur les tableaux. Ce serait assez simple d’y remédier puisque la douane à Témara possède un équipement capable de faire des analyses indiscutables, de même que le Centre d’Etudes Nucléaires de la Maâmora. Mais, jusqu’à présent, les autorités n’ont pas signé de partenariats avec ces institutions qui disposent d’ingénieurs compétents. Les faux tableaux de Jilali Gharbaoui sont se vendent régulièrement sur le marché marocain et surtout étranger. Jilali Gharbaoui est une victime de cette situation. Le faux le poursuit même dans sa postérité, y compris dans la localisation de sa tombe qui n’est pas celle où il a été effectivement enterré. L’article de l’époque que je vous transmets donne le nom du cimetière, qui n’est pas Bâb Ftouh, comme il est prétendu, mais bien Bâb Segma ».
Je lui demande : « Ce que vous dites sur Jilali Gharbaoui est-il valable pour Ahmed Cherkaoui ? ». Il me répond : « Ahmed Cherkaoui échappe aux faussaires pour une raison assez claire. La peinture d’Ahmed Cherkaoui est fondée sur des signes inventés. On dit souvent qu’il s’est inspiré des motifs de tapis ou de tatouages. La réalité est beaucoup plus complexe. Il y a effectivement des signes qui ne sont d’ailleurs pas spécifiques à sa région de Boujad. Il y a également un travail très subtil sur la couleur. Sa technique n’est pas maîtrisable par les faussaires. C’est une ésotérique qui donne de l’émotion. On mettrait d’autres couleurs, il n’y aurait plus d’émotion ».
« Il reste que le langage esthétique, la grammaire plastique de Jilali Gharbaoui sont appréhensibles, compréhensibles sur tous les continents. Il est vendable à tous les musées de la planète. Ses peintures peuvent participer d’une soft diplomatie. Il ouvrirait ainsi la voie à d’autres artistes marocains. Il pourrait être, avec bien d’autres artistes, une tête de pont qui permettrait des échanges, la découverte par les Marocains de productions artistiques asiatiques, latino-américaines, certaines qui ne se limitent pas aux surfaces bidimensionnelles, qui se déploient pas sur des espaces oblongs, qui utilisent d’autres manières de faire, qui traitent d’autres thématiques. Quand les artistes sont mis en contact direct, ils trouvent des affinités créatives, des émulations communes. Dans le cadre de la calligraphie, l’échange des instruments, du calame, de la plume d’oie, du pinceau chinois peut susciter des innovations inattendues. Cela se voit chez les meilleurs comme Larbi Cherkaoui. Beaucoup d’expériences de fusion de la calligraphie arabe dans les arts plastiques ont lieu au Maroc avec la hurûfiyya contemporaine ».
« Jilali Gharbaoui se revendique résolument de l’abstraction. Il a des connaissances générales glanées dans ses études aux Beaux-Arts. Il connaît bien les artistes de l’Ecole de Paris. Mais il s’imprègne aussi, grâce à l’aide discrète de Mohamed Melehi, d’influences italiennes pendant son séjour romain. Il construit son propre style sans se rattacher à une école particulière. Il puise son inspiration, ses pulsions libératrices, dans ses tempêtes intérieures. Sa compagne, Thérèse Boersma, écrit « Tout être crée sans le savoir, comme il respire. Mais l’artiste se sent créer. Son acte engage tout son être. Sa souffrance, bien ancrée, le fortifie ». Jilali Gharbaoui évolue entre une abstraction géométrique et une abstraction lyrique sans qu’on en connaisse réellement la cause, ce qui peut être lié à des prises de médicaments. Il y a des compositions construites sur des lignes droites et d’autres créations structurées par des courbes. Il y a, dans chaque œuvre, une ordonnance, une homogénéité, une cohérence. Il a un style qui progresse vite, qui ne se fige jamais, ce qui fait que ses toiles sont souvent difficilement datables ».
« L’Ecole de Casablanca fait souvent des confusions entre l’abstraction occidentale, rupture avec la figuration classique, et l’abstraction locale, ancestrale, amazighe, musulmane, dont elle fait une singularité culturelle et une revendication identitaire. Ces confusions sont présentes chez Mohamed Chebaâ, dans des textes de revues également. Elle est due au fait que les intellectuels marocains, présents dans le champ de l’art, ne pensent pas l’art global et ses ruptures. Ils se soucient surtout de valoriser l’héritage national dont ils s’estiment dépositaires tout en refusant de le perpétuer. Ils se positionnent idéologiquement sans tenir compte de l’histoire de l’art ».
Je retrouve un vieil exemplaire de la revue Souffles où Jilali Gharbaoui s’exprime directement. « Je suis passé par diverses tendances picturales, impressionnisme français, peinture hollandaise ancienne, expressionnisme allemand. Je pratique la peinture abstraite depuis 1952. Quand je suis revenu au Maroc, j’ai ressenti le besoin de sortir de nos traditions géométriques pour faire une peinture vivante, donner un mouvement à la toile, un sens rythmique, trouver la lumière. Une lumière qui paraît froide chez les peintres hollandais comme chez Vermeer de Delft. Je tente de rendre cette lumière chaude, visible. La quête de la lumière est pour moi capitale. La lumière ne trompe jamais. Elle nous lave les yeux. Une peinture lumineuse nous éclaire.
La peinture sans lumière, la peinture intellectuelle fausse notre vision et notre rapport au monde. Je m’efforce d’être en permanence dans le dépassement » (Jilali Gharbaoui, revue Souffles, Numéro 7-8, 1967). Dans le documentaire La Vision durable de Karim Driss, 1965, Jilali Gharbaoui déclare : « Au seizième siècle, en Italie, l’art s’exprimait dans les tons bleus et dorés. Je m’en suis inspiré en 1957. J’ai conservé le bleu, mais j’ai dilué le doré ».Recherche de l’apaisement procuré par le bleu. L’or, symbole suprême de la prospérité matérielle, s’atténue, se brouille jusqu’à devenir marron, symptomatique d’impureté.
1962 Jilali Gharbaoui installe son atelier au Maroc dans le site antique du Chellah. Il le dénomme « Atelier l’œuf », petite bâtisse construite pour des archéologues et offerte par l’écrivain Ahmed Sefrioui. Nid protégé par les cigognes. Sillages d’envols reproduits sur toile et papier, tagués sur les murs. Le 19 juillet 1966, il lègue ses œuvres déposées aux Pays-Bas à sa compagne Thérèse Boersma : « Rabat, le 19 juillet 1966. Je déclare moi, Djilali Gharbaoui, artiste peintre, demeurant « Atelier l’œuf », « Jardin du Chellah », Rabat, Maroc, autorise Mlle Thérèse Boersma à prendre possession de toutes mes peintures à Amsterdam. Jilali Gharbaoui ». En juillet 2020, je lance un appel, repris dans plusieurs publications, pour la création, dans l’ancien atelier de Chellah, agrandi, architecturé, d’un musée Jilali Gharbaoui. Ma supplique est toujours en attente…