L’agitation sociale se poursuit en Tunisie. Les avocats ont observé jeudi, dans le calme, une grève dans plusieurs villes. Le même jour, à la cité universitaire El-Ghazali de Sousse, ville portuaire de l’Est, une nouvelle manifestation étudiante a été durement réprimée par les forces de l’ordre. Trois semaines après le suicide d’un jeune chômeur à Sidi Bouzid, les jeunes Tunisiens ne décolèrent pas. Une situation qui inquiète Souhayr Belhassen, présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme.
Le jeune Mohamed Bouazizi, dont l’immolation par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid (centre-ouest), a déclenché une vague de manifestations à travers le pays, a été inhumé mercredi, après avoir succombé à ses blessures la veille dans un hôpital de Tunis. « Je ne sais pas dans quoi la Tunisie va basculer », s’interroge Souhayr Belhassen, qui nous a accordé un entretien.
Afrik.com : Quelles nouvelles vous sont parvenues jeudi de Tunisie ?
Souhayr Belhassen : Selon les informations qui nous sont parvenues, la grève des avocats annoncée en solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid a connu une participation maximale. Les avocats étaient rassemblés à l’intérieur du tribunal d’instance de Tunis, et portaient leur robe en signe de solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid et pour dénoncer la répression d’une manifestation de leurs confrères, le 31 décembre, en soutien à la population de cette région. La FIDH a envoyé une mission de solidarité du barreau de Paris et du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme. L’entrée était très filtrée mais les délégués ont pu entrer sans problème. Par ailleurs, un mouvement d’étudiants a été violemment dispersé à Sousse, qui est une station balnéaire située à près de 150 km de Tunis. Un centre universitaire, El-Ghazali, a été envahi par les forces de l’ordre qui ont dispersé violemment les manifestants. La police s’est également introduite aux dortoirs des filles dont certaines ont été molestées. On ne sait pas s’il y a des blessés ou pas. Ces deux mouvements reflètent ce qui s’est passé le 17 décembre, l’immolation du jeune Mohamed Bouazizi pour protester contre le vol de son étal de fruits.
Afrik.com : Pourquoi les manifestations ont-elles pris de telles proportions ?
Souhayr Belhassen : C’est un mouvement spontané des jeunes qui sont touchés dans leur quotidien, un mouvement dont la grande nouveauté est qu’il mobilise sur Internet. A travers les réseaux sociaux, c’est une solidarité agissante qui se fait. Cela permet une mobilisation, des échanges entre les internautes. Cette force de mobilisation et cette immédiateté est quelque chose de complètement nouveau que les autorités ne savent pas gérer. Ces explosions de colère à répétition, l’Etat n’arrive pas à les maîtriser. C’est le ras-le-bol des jeunes. Les manifestations, et c’est fondamental, débordent les autorités, et débordent même les traditionnels partis de l’opposition. Ce sont des mouvements spontanés qui ne mobilisent que sur Internet, à travers les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter.
Afrik.com : Pensez-vous que le régime de Ben Ali soit en danger ? Peut-on parler d’un avant et d’un après Sidi Bouzid ?
Souhayr Belhassen : Nous sommes dans l’inconnu. C’est vrai qu’il y a un mouvement incroyable de solidarité avec les jeunes Tunisiens sur Internet. C’est la première fois que des hackers détruisent les sites du gouvernement. Mais je ne peux pas pour autant dire qu’il y a un avant et un après Sidi Bouzid. Je ne me pose pas cette question. Des lycéens ont incendié les locaux du RCD (parti au pourvoir) lors des affrontements de Thala (mardi, ndlr). On n’avait jamais vu cela. Le syndicat des travailleurs tunisiens, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), est clairement partagée entre la base qui soutient les manifestants et les dirigeants, proches du pouvoir, qui cherchent à juguler le mouvement. Mais je doute que ces manifestations soient le début de la fin du régime de Ben Ali. Tant que les alliés de la Tunisie, la France en premier lieu et les pays Européens, ne bougent pas, ils donnent du temps de survie au régime.
Afrik.com : Est-ce qu’il y a eu des arrestations lors des affrontements de Thala ?
Souhayr Belhassen : La police a arrêté des manifestants et les a relâchés. Je me demande si ce n’était pas pour les ficher et si le véritable coup de filet ne va pas venir une fois que la situation sera calme.
Afrik.com : Pourquoi les pays européens ne réagissent-ils pas ?
Souhayr Belhassen : Il y a des intérêts. La Tunisie est un filtre en ce qui concerne l’immigration. Les dirigeants tunisiens sont plus commodes que les Algériens et moins imprévisibles que Kadhafi.
Afrik.com : Comment expliquez-vous qu’on en arrive à s’immoler pour protester contre le chômage ?
Souhayr Belhassen : Parce qu’il s’agit d’un désespoir réel. C’est le vécu des gens. Cela veut dire qu’on n’a réellement plus rien à perdre. Hier encore (mercredi), un jeune homme expulsé de France s’est immolé à Kebili, dans le sud du pays. Il a été transporté à l’hôpital de Sfax. Cet acte, comme celui de Mohamed Bouazizi, illustre le désespoir des jeunes qui ne trouvent pas de réponse à leur problème. La réponse, ce n’est pas de leur trouver du travail mais d’être juste avec eux et leur dire la vérité. Au bac, le taux de réussite atteint 90%, ce qui est absolument aberrant. Les universités sont devenues de vraies fabriques de chômeurs.
Afrik.com : La Tunisie est pourtant citée en exemple pour ses performances économiques. Et selon les chiffres officiels le taux de chômage se situe à 14%…
Souhayr Belhassen : Je pense que le chômage se situe plutôt autour de 22 à 25%. Il s’est aggravé ces dernières années, avec la crise mondiale et les autorités restent autistes. L’investissement étranger à reculé en Tunisie au profit de marchés asiatiques plus attractifs. La corruption décourage elle aussi les investisseurs. La Tunisie n’est plus ce pays qu’on qualifiait de « Tigre de Maghreb ».