La Solitude de Abel Eyinga


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Dans un pays où les puissants vivent dans la peur, même si celle-ci est refoulée, il y a quelque chose de sidérant à explorer l’harmonie dans laquelle le docteur Abel Eyinga a vécu au cours des dernières années au Cameroun, avant de s’éteindre le 16 janvier 2014 sur la terre où il était né en 1933 à Ebolowa.

Homme raffiné, plusieurs fois compagnon de femmes issues de la bourgeoisie française, Abel Eyinga était un vif d’esprit, pratiquant une langue châtiée avec un fort accent boulou. Il adorait ses origines sudistes et son terroir, ce qui n’altérait en rien son rêve d’une véritable nation camerounaise. C’était bouleversant de commercer avec cet homme qui avait été choisi dans les années 1950, avec quelques autres, par le fameux Dr Aujoulat, pour faire partie de l’élite dirigeante de son pays, et qui s’était élevé à la grâce du patriotisme au point de sacrifier sa propre carrière et même d’une certaine façon sa vie. Dès que cela avait été rendu possible, il était retourné vivre parmi les siens dans son sud natal. Là-bas, il ne manifestait aucun ressentiment à l’égard des nouveaux riches du régime qu’il avait pourtant régulièrement reçu à sa table au Plessis-Robinson, dans les Hauts-de-Seine où il résidait en France, convaincu que la violence et la vulgarité ne sont jamais que des triomphes provisoires et le lot des médiocres.

Comblé par l’affection et la reconnaissance de ses proches au village, qui voyaient en lui un enfant prodige, un oncle, un rassembleur de la famille, le docteur Eyinga était également perçu par les dignitaires du parti au pouvoir dans le Sud, comme un frère qui s’oppose au président dans son fief. Sacrilège, trahison ! On ne lui fera aucun cadeau. « Ebolowa n’est pas un bastion à prendre », lui avait-on fait remarquer à l’époque où il voulait se faire élire à la mairie. Abel Eyinga n’a jamais répondu favorablement aux appels de ses « frères » de rejoindre les rangs du parti présidentiel, parce qu’il savait mieux que quiconque qu’il n’y avait pas de place pour ses idées au RDPC : une organisation politique qui a toujours consacré des hommes sans foi ni loi. Il n’avait pas été, dans sa jeunesse, le directeur de cabinet puis le contestataire du Premier ministre Charles Mbiam Assalé, il n’avait pas eu l’outrecuidance d’annoncer sa candidature à la présidence de la république contre un Ahmadou Ahidjo en 1970 – ce qui lui valut une condamnation à mort par contumace et un mandat d’arrêt international, pour devenir plus tard un thuriféraire de Paul Biya, qui n’aurait jamais supporté la comparaison avec lui à l’époque de leurs études à Paris.

Il pensait que le Cameroun ne s’en sortirait qu’à condition de redonner sa vraie dimension à la politique, qui est d’abord un engagement moral ; et non le réceptacle des gens qui ne voient dans leurs compatriotes que des « tubes digestifs ». Le choix d’Abel Eyinga lui a coûté cher. Une carrière contrariée, des souffrances et des privations pour ses proches, une vie de famille sacrifiée ; l’exil, voire l’errance, qui a duré plus de trente ans : la France, l’Algérie, les Etats-Unis. Et un retour au pays, dirigé par Paul Biya, son ancien condisciple de la cité universitaire d’Anthony (près de Paris), avec qui le moindre rapport n’était guère envisageable, bien que ce celui-ci ait été de surcroît, son témoin de mariage. Il devait se retrouver seul ou presque, avec ses cartons de livres d’ancien professeur – il avait détenu une chaire de Droit et Sciences économiques à Ben-Aknoun, dans la banlieue d’Alger, au temps de l’Algérie révolutionnaire du président Houari Boumédienne. Tout un symbole. Les Abel Eyinga ne courent pas hélas les rues d’Afrique ! On se souvient de sa bouleversante oraison funèbre à la mort de Mongo Béti, qu’il avait intitulée « Une tombe à Akométam », où il saluait « le panache » de son ancien camarade de lutte pour la libération du Cameroun. Il faudra qu’on lui rende le même hommage dans quelques semaines.

Ce qui frappait chez Abel Eyinga, c’était l’absence de toute aigreur dans son discours. Les membres de sa famille aussi le disent : « Il n’était pas malheureux ». Et pourtant, beaucoup à sa place auraient sombré. Au bout de ce long exil, la maladie frappe et le paralyse, il perd progressivement l’usage de ses membres, d’abord inférieurs puis supérieurs. Ce bel homme se voit périr, une longue chute. Au cours des dernières années, il apparaît toujours plus dépouillé. Mais le docteur Eyinga garde le cap intellectuellement et moralement ; il ne cède rien à son élégance. Les dernières images qu’a laissées Abel évoquent littéralement au propre comme au figuré, le Cameroun assis dans un fauteuil roulant. Il faut interroger la dimension tragique de la vie de cet homme qui a renoncé à une énorme carrière dans la « mangeoire », au nom d’un idéal qui échappe à la très grande majorité de ses contemporains. La solitude qu’a vécue le docteur Eyinga – moqué et ostracisé par les soi-disant élites de sa tribu, incompris des autres – pose une nouvelle fois cette question connue des sociologues : la très grande difficulté, presque l’impossibilité, pour un homme seul d’apporter une contribution significative à la société dès lors que la tendance générale des conduites s’oppose à son idéal.

Jean-Pierre Djemba, Journaliste, éditeur

Raoul Nkuitchou Nkouatchet, Consultant en relations industrielles

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