Qui n’a pas lu Axelle Kabou ? Il est des textes qu’il vaut mieux avoir rencontrés. En 1991, était publié à Paris, le livre d’une jeune femme, née à Douala en 1955, jusque là inconnue du microcosme de la vie intellectuelle et journalistique du continent africain dans la capitale française. En guise de titre de l’ouvrage, Madame Kabou posait une question terrible, qui tourmente depuis longtemps ceux qui, intellectuels, politiques, hommes de bonne volonté, se soucient encore de ce continent qu’on a qualifié de « maudit ».
Et si l’Afrique refusait le développement ? Il n’est pas simple de répondre à cette terrible question. Elle est fondamentale, monumentale. Posée autrement c’est : pourquoi le continent le plus anciennement peuplé est-il de loin le plus faible, le plus dépendant ? Il faut y aller avec humilité, morceau après morceau. Avant tout, il faut repousser la question généreuse et troublante de l’ami occidental qui demande à l’Africain, touché par la complainte de celui-ci sur le délabrement de son pays : Et si c’est vous qui aviez raison, finalement, car après quoi courrons-nous, nous autres des pays développés ? Il faut rejeter cette fausse question et l’abandonner aux philosophes, pour commencer. Et si l’Afrique refusait le développement ? est, en plus d’apparaître comme une question-thèse-piège, le livre de quelqu’une qu’on n’attendait pas là.
Axelle Kabou n’est à l’époque de la publication de son texte, ni une autorité universitaire ni un auteur européen, pour oser un tel sacrilège. Car, que dit-elle dans sa fameuse livraison ? L’Afrique refuse le développement. Elle ne s’est jamais vraiment sentie concernée par le concept du progrès. L’effort en faveur du développement sur ce continent tient de la supercherie, c’est de la prestidigitation! Européenne, on l’aurait traitée de raciste ; grande intellectuelle africaine, on l’aurait traitée de « vendue ». S’adressant à des gens habitués à dégainer leurs titres avant de dire des bêtises, l’auteur a eu le loisir de se faire snober par l’establishment et insultée par le reste, à quelques exceptions près. Madame Kabou demande pourquoi est-ce que la véritable idéologie régnante sur le continent noir, jamais avouée mais ô combien puissante, est celle du parti unique de l’immobilisme – consommé autant par les masses que par les élites.
Ce qui frappe en Afrique, affirme-t-elle, c’est l’inexistence dans tous les pays d’un projet de société clair, repérable et défendable par tous. Elle dénonce avec véhémence la parade lamentable que les responsables adoptent chaque fois pour couvrir leurs errements : l’évitement, la surenchère verbale. Le soubassement de l’interrogation de Kabou est celui du rôle que les Africains se donnent dans l’Histoire. Se satisfont-ils, tout bonnement, de leur seule contribution notoire qui est d’avoir colonisé pour le compte de toute l’espèce humaine, le continent source ? Dans cette perspective, en effet, l’Afrique semble se comporter comme ces aînés sacrifiés dans certaines cultures anciennes au rôle de frayeur de chemin, et qui n’ont pas d’autre destin que celui de permettre aux suivants de mieux faire. N’entend-on pas parfois dire que les Africains savent souffrir dans la dignité, et qu’ils méritent pour cela du respect ? N’est-ce pas toujours selon cette prétendue aptitude à la dignité, que beaucoup ont tant de goût pour l’histoire archéologique et fortement hypothétique de Cheick Anta Diop, et que Senghor recommandait aux Africains de manifester un complexe de supériorité ?
C’est vrai que Madame Kabou n’aide pas à lire sa contribution. Elle charrie avec gourmandise l’inculture des élites africaines, et assène : « L’Africain, c’est une constante historique, ne voit pas plus loin que le bout de son ventre, même quand il est suffisamment aisé pour être en mesure de prendre des risques. » Puis : « la jeunesse africaine en a plus qu’assez d’appartenir à un continent minable, complexé, et bobardeux. » Lorsqu’on sait à quel point l’amour propre, le nombrilisme, constituent chez les lettrés africains l’alpha et l’oméga de l’analyse, on ne peut s’étonner que l’ouvrage les rebute d’emblée.
C’est à l’étranger qu’il a connu l’intérêt qu’il mérite. Pourtant, mis à part quelques insuffisances de forme, que de vérités cruciales versées au débat ! A commencer par l’ambition tout à fait rare de l’entreprise : Une réflexion sur les mécanismes idéologiques du processus par lequel l’Afrique refuse le développement. On a pris l’habitude, dès qu’il s’agit de juger ce qui se passe sur ce continent, d’y jeter un coup d’œil fantaisiste, souvent prétentieux, de préférence dans un jargon inaudible, histoire de masquer le discours monomaniaque de la victimisation. Kabou se décide à prendre l’explication de la situation sociale, économique et politique par le bout le plus difficile, celui de la culture. Convaincue qu’il n’y a pas de responsables ex nihilo, de sociétés sans mentalités, convaincue que le sous-développement de l’Afrique, quelle que soit l’époque considérée, n’est pas le produit du hasard. Contre les murs de la mystification, elle affirme : « Quiconque a vécu et travaillé en Afrique sait que ce continent a, avant tout, des problèmes d’organisation, de motivation, de contrôle et de production qu’aucune idéologie ne résoudra et qui persisteront tant que les Africains seront convaincus d’avoir pour rôle de se tenir à l’écart de l’évolution actuelle du monde. »
Axelle Kabou trouve dans ce qu’elle appelle l’économie d’affection, la source centrale du sous-développement du continent noir. Elle conteste de façon décisive le mythe d’une solidarité supérieure des Africains entre eux, et ne voit dans l’esprit communautaire qui règne en Afrique qu’une manière désastreuse de se procurer des rétributions psychologiques à peu de frais. C’est vrai que le principe de la solidarité est sur le continent le point d’achèvement de toute morale, pour emprunter au jargon fmiste. Peu de gens veulent entendre le message implicite et castrateur qui se cache derrière la chose, et qui s’adresse en particulier aux quelques favorisés : Faites le minimum au cahier des charges public, et revenez vite aux choses sérieuses, c’est-à-dire les affaires du village!
A la lecture d’Axelle Kabou, on voit à quoi l’auteur a dû s’arracher, la montagne qu’elle a dû escalader pour parvenir à la hauteur nécessaire à un regard franc sur le sort de l’Afrique. L’effort est exigeant ; on peut y laisser ses nerfs. Bien sûr que des choses ont été dites et écrites, avant Kabou et aussi après ; mais la tendance a souvent été, au mieux, celle d’un partage des responsabilités entre l’Afrique et les anciens auteurs de l’esclavage puis de la colonisation. Le pas a très rarement été franchi d’une dénonciation unilatérale de l’Afrique comme coupable de son sort. C’est sûr qu’il n’est pas du tout évident dans la culture africaine, même chez des esprits brillants, de regarder la réalité sociale et historique en face : et d’en tirer LA conséquence. Effet de la culture orale, on ne fait pas vraiment dans la critique, encore moins dans la subversion : on écoute et on entonne les Te Deum! D’où le plus grand nombre des intellectuels et des décideurs sont incapables d’un regard critique, et cultivent l’exceptionnalisme, que Kabou appelle négrisme et que Stephen Smith qualifiera plus tard – avec le succès que l’on sait – de négrologie.
L’originalité, la force de la méthode de cet auteur résident dans son choix de procéder à un examen microscopique de la causalité du sous-développement. Là où les experts des organisations internationales et les chercheurs peu audacieux brandissent chiffres et statistiques, elle s’occupe de ce qui se passe dans la tête des Africains, parce qu’on ne prend jamais assez au sérieux ceux-ci. Ainsi élargit-elle la problématique du sous-développement à sa vraie dimension : bien au-delà de la science économique. Car pour sortir du sous-développement, pour seulement prendre la voie du développement, il faut préalablement faire le dessin du monde nouveau auquel on veut accéder. Et ça, les Africains ne l’ont pas encore fait. La qualité de ce texte vient de ce qu’il constitue une synthèse subversive, dans la mesure où il tend la main à la vérité dure, qu’il balance les niaiseries et énonce les pièges à éviter avant de se mettre au travail pour le développement. Oui, le pamphlet de Madame Kabou est un plaidoyer pour donner (enfin) un horizon à ces millions d’enfants d’Afrique que leur continent pousse littéralement au suicide. Axelle Kabou a raison de rappeler que l’on ne peut pas éternellement se contenter d’examiner la logique de la domination du Nord sans jeter un coup d’œil sur la logique de la sujétion africaine qui lui répond. Parce que les Africains parlent, agissent, effectuent des choix, comme tout le monde, et qu’on ne peut pas applaudir cette sorte de détermination altière à n’être que soi et rien d’autre. Il n’y a plus de temps à perdre!
Sauf à poétiser la réalité du continent, pas grand-chose de très marrant ici. Axelle Kabou reproche essentiellement à l’Afrique d’être sourde au monde depuis quatre bons siècles. En vérité, l’Afrique est certes sourde au monde, mais elle se fait surtout terriblement silencieuse. L’Afrique ne manifeste pas une folle passion pour le développement, encore moins pour le progrès ; mais le fait le plus étouffant sur cet ensemble, c’est le Silence. Avant de se lancer, un jour, dans le processus du développement, qui suppose des transformations en profondeur sur les plans infrastructurel et institutionnel, il y a tout de même une petite question à régler : c’est de prendre position par rapport à ce que les Occidentaux, les dominateurs immédiats de l’Afrique, ont appelé un jour le Progrès. C’est le front initial, là où il faut absolument dire son mot. Sans cette idée, cette foi, cette passion, la notion de développement tourne à vide. Il faut d’abord se doter, collectivement, de cette petite musique d’arrière plan, cette chose surprenante au-dessus des têtes qui organise et colorie l’activité quotidienne des hommes et des femmes. Les Africains doivent prendre la parole, ou plutôt accorder à quelques uns de la prendre pour eux, afin qu’il soit dit au monde ce que l’Afrique entend faire dans les temps à venir. Lorsqu’on ne produit pas sur le plan idéologique, on subit inexorablement. Lorsqu’on produit, on a une chance de se mesurer aux autres. Les hommes et les femmes de ce continent attendent certainement d’être touchés par quelques vrais principes impressionnants, agissants, qui leur permettent de croire à autre chose qu’à la terreur qui règle la vie de l’écrasante majorité.
Que l’on songe à ce que l’Occident doit à la synthèse judéo-chrétienne, comme dépassement des palabres grecques puis romaines. C’est là la date de sa prise de pouvoir. Imagine-t-on ce que serait, par exemple, le monde asiatique sans les apports des cosmologies taoïstes, bouddhistes ou confucianistes ? Bref sans la foi dans les possibilités d’extension des avantages de la civilisation, point de développement. Tous ces peuples qui s’en sortent, en matière de l’art d’organiser, de produire et de vivre dans leur société, ne se contentent pas de viser le bonheur des individus, c’est-à-dire manger, boire, danser. Ils sont habités par un désir indomptable de laisser un meilleur monde à leur descendance. Le déterminisme social, magique, psychologique n’opère pas dans une société qui a fait le choix du progrès. Les uns et les autres creusent des pistes qu’ils ont ouvertes pour leur bien d’abord ; ils ne répondent donc pas mécaniquement aux impulsions venues de l’extérieur. Même lorsqu’ils empruntent des choses au dehors, ils en contrôlent les bénéfices.
Il n’y a aucune raison que les Africains soient les seuls à ne pas concevoir et dire ce qu’ils croient être, et où veulent-ils aller. Même l’esclavage a connu des défenseurs bruyants! Que dire alors des apôtres de la mission civilisatrice de l’homme blanc ! Il suffit d’écouter un Lénine définir sa doctrine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification du pays » pour se demander combien de leaders africains seraient capables d’esquisser en une formule, même discutable comme celle du chef bolchevik, le schéma de leur projet politique.
Les Africains ont l’obligation de dire, même n’importe quoi ! mais il faut le dire, le concevoir d’abord. Par exemple, que l’Afrique est le patrimoine mondial de l’humanité ancienne, et qu’on ne doit rien y toucher! Alors, le reste du monde verrait comment faire pour pallier aux besoins vitaux de ce continent musée ; cela règlerait de tas de problèmes. Confronté au monde, le continent noir se tait. Or, ne disant rien, les Africains ne laissent pas grand chose à l’évaluation de ceux qui arriveront. Ceux-ci aussi risqueront de subir le monde, dont l’histoire est avant tout celle d’une confrontation des idées. Alors, pendant un bout de temps encore, l’Afrique et les Africains risquent de servir, dans le meilleur des cas, à l’infrastructure de ceux qui prennent la production de la parole au sérieux. Pourtant que de potentiel à la disposition de ce continent ! Il suffirait de se dégager des marabouts, des innombrables petits chefs spirituels, ou de tout aussi dérisoires chefs de clans, auprès de qui chacun semble chercher son maître, alors même que, comme le rappelle si bien Benjamin Constant, « il n’y a absolument aucune raison de désespérer de la liberté », il suffirait de s’en dégager pour que l’Afrique puisse demain produire ses Confucius, ses Sénèque, ses Sun Tse, ses Hobbes, ses Grotius, ses Locke, ses Montaigne, ses Clausewitz, ses Saint Thomas, ses Paine, etc. Il faudra bien que les Africains mettent un jour en difficulté le célèbre philosophe Allemand qui, au XIXe siècle, les a situés hors-Histoire. Pour cela, il faudra que les sociétés africaines accordent le plus solennellement du monde, une place plus conséquente aux agitateurs de toutes sortes, en particulier à ceux qui savent donner cohérence et musique aux produits de la conscience. Parce qu’ici, plus qu’ailleurs, le chemin de la chose passe par les mots.
Pour aller plus loin, vous pouvez commander Et si l’Afrique refusait le développement ?, de Axelle Kabou