Avec La Playa D.C., le cinéaste colombien Juan Andrès Arango s’est transformé en anthropologue. Son film, présenté dans la section « Un certain regard » au dernier Festival de Cannes, est une fenêtre sur la nouvelle vie des Afro-colombiens dans la capitale Bogota, « à majorité blanche et raciste ». Sur les traces de son héros Tomàs, alias Luis Carlos Guevara, Juan Andrès Arango se fait l’écho des drames et des espoirs d’une communauté, longtemps isolée, et qui cherche désormais sa place dans une société qui la découvre. Entretien.
La Playa D.C. de Juan Andrès Arango est l’histoire d’une fratrie afro-colombienne au cœur de Bogota, qui voit s’installer cette communauté depuis une dizaine d’années. Tomàs (Luis Carlos Guevara), le grand-frère Chaco (James Solis) et le benjamin, Jairo (Andrès Murillo) ont grandi à l’écart d’une ville, dont leur mère voulait les protéger et qui n’a pas l’habitude de voir des Afro-colombiens. Aujourd’hui, Tomàs tente d’y trouver sa voie. Mais son histoire personnelle et la place des Afro-colombiens dans la société sont parfois un poids difficile à porter.
La coiffure, l’un des plus importants aspects de son patrimoine culturel, sera une planche de salut. Dans le quartier de La Playa, beaucoup de ses compatriotes travaillent dans les salons de Galaxentro 18, et pratiquent le « cartooning » avec une tondeuse.
Juan Andrès Arango livre une œuvre tout en retenue, subtile et didactique sur une communauté méconnue. « Je voulais évoquer cette violence, qui habite beaucoup de Colombiens, sans la montrer. Je voulais plutôt montrer ce qu’elle produit en nous en explorant la façon dont trois frères réagissent à cette violence ». Après cinq ans de préparation, La Playa D.C. a été tourné en un mois (juin-juillet) en 2011 dans les quartiers ou vivent et travaillent les Afro-colombiens en utilisant « l’énergie » ambiante. Le film a bénéficié « d’une équipe très jeune et passionnée » par le projet, ce qui explique selon son réalisateur sa sélection à la dernière édition du Festival de Cannes. Pour Juan Andrès Arango qui partage sa vie entre son pays et le Canada depuis cinq ans, être sélectionné à « Un Certain regard » s’apparente à « une reconnaissance du travail que nous avons fait pendant des années ». « Nous avons tourné ce film avec peu de moyens et beaucoup de passion », poursuit le réalisateur colombien. Rendez-vous en mars dans les salles françaises pour découvrir le premier long métrage de Juan Andrès Arango. <doc9061|right>
Afrik.com : La Playa D.C. est un film qui renvoie à la situation des Afro-Colombiens ? Quelle est-elle ?
Juan Andrès Arango : Les Afro-colombiens sont restés très isolés sur la côte pacifique du pays dont ils sont originaires. Près de 20% de la population du pays est afro-colombienne. Mais elle n’était pas présente dans les grandes villes, comme la capitale Bogota. Cependant depuis 10 ans, la guerre s’est intensifiée dans cette région parce qu’elle est devenue un couloir pour sortir la cocaïne du pays. Les groupes d’extrême-droite, qui sont proches des trafiquants de drogue ou qui pensent que les Afro-colombiens sont proches des guérilleros, et les guérillas de gauche avaient intérêt à vider la zone et cela a créé une migration massive et progressive des populations afro-colombiennes vers les grandes villes. Dans les rues de Bogota, on voit maintenant beaucoup d’Afro-colombiens : 350 000 déplacés sont arrivés dans la capitale. L’intérêt de ce film est de raconter cette transformation de Bogota du fait de cette population qui est en train de partager sa culture, très différente et très vivante. Les Afro-Colombiens, qui vivent dans la misère, tentent de trouver leur place dans cette ville, à majorité blanche et raciste.
Afrik.com : Les Blancs sont-il aussi racistes que ce vous décrivez dans La Playa D.C.?
Juan Andrés Arango : Il y a du racisme. Ce n’est pas un racisme qui s’affiche dans la mesure où
les gens leur sourient dans la rue, mais ils ne leur ouvrent pas les portes de la société afin qu’ils puissent trouver, par exemple, un bon travail ou se mélangent à eux. C’est ce racisme hypocrite qui prévaut en Colombie. Cependant, il commence à y avoir des mariages mixtes et il y a une curiosité entre les jeunes. Les Afro-Colombiens, qui arrivent à Bogota, sont influencés par la culture hip hop et ils ont une esthétique incroyable. Quand les filles blanches les voient, elles tombent amoureuses sur le champ ! (Sourire). Je voulais montrer cette curiosité sexuelle entre les jeunes qui va au-delà du racisme que l’on retrouve chez les adultes.
Afrik.com : Comment et pourquoi les Afro-colombiens sont arrivés et se sont installés sur la côte Pacifique de la Colombie ?
Juan Andrés Arango : Ils sont arrivés comme esclaves, pas pour travailler dans des plantations comme au Brésil et à Cuba mais dans des mines d’or. Ces dernières étaient sur la côte Pacifique, dans des régions très isolées. Les Afro-colombiens ne se sont donc pas mélangés au reste de la population comme au Brésil ou à Cuba. Ils sont restés sur la côte Pacifique qui est très peu développée, où il y a très peu de services publics. Paradoxalement, c’est une région très riche en ressources naturelles mais où, historiquement, le gouvernement colombien n’a fait que s’approprier les richesses locales sans investir en retour. Les populations locales ont été très peu confrontées à une présence blanche.
Afrik.com : Quelle est aujourd’hui la situation des Afro-Colombiens ?
Juan Andrés Arango : Ils sont très marginalisés et vivent dans une grande pauvreté.
Afrik.com : La ville de Buenaventura, qui est évoquée dans La Playa D.C., se trouve donc sur cette côte Pacifique ?
Juan Andrés Arango : C’est le port le plus important de la Colombie. C’est par là que transite majoritairement la drogue.
Afrik.com : Dans La Playa D.C., il est aussi beaucoup question de coiffure et ce sont les hommes qui sont « à la tondeuse », pourrait-on dire. C’est une part importante de cette culture que les Afro-Colombiens ont introduite à Bogota ?
Juan Andrés Arango : La coiffure est très importante dans la culture afro-colombienne parce qu’elle est liée à l’esclavage. Les femmes faisaient alors des tresses à leurs enfants pour envoyer des cartes à leurs hommes qui étaient esclaves dans les mines d’or. Ces cartes leur donnaient des indications pour s’évader à travers la forêt. Cette tradition a perduré à travers les générations. Elle arrive aujourd’hui à Bogota par le biais de ces jeunes Afro-colombiens qui créent également des hybrides culturels du fait des influences afro-américaines et de ces coupes faites avec une tondeuse. Les nouvelles coiffures, nées de ce mélange, deviennent ainsi de nouvelles cartes grâce auxquelles ils essaient de trouver leur identité et leur place dans la ville.
Trois questions à Luis Carlos GuevaraLe héros de La Playa D.C. s’appelle Tomàs. Ce jeune Afro-colombien, qui cherche sa place à Bogota à travers la pratique de la coiffure, un savoir ancestral que la tondeuse a permis de moderniser, est magnifiquement incarné par Luis Carlos Guevara, 19 ans. Entretien express !
Afrik.com : Que vous inspire cette première expérience cinématographique ? Luis Carlos Guevara: Je suis très content d’autant que je n’ai pas fait d’école pour apprendre le métier de comédien. Je n’ai jamais pensé que je participerai à un film qui serait présenté dans un festival comme celui de Cannes. Afrik.com : Que pensez-vous de la situation des Afro-Colombiens ? Luis Carlos Guevara : Il n’y a pas beaucoup de travail. Il faut donc se débrouiller, comme le montre le film, en faisant par exemple de la coiffure, du « cartooning ». Afrik.com : Avec tout ce que vous avez appris pendant le film, êtes-vous devenu un coiffeur émérite ? Luis Carlos Guevara : Je suis retourné sur la côte Pacifique, avec ma tondeuse, et je travaille de temps en temps dans des salons de coiffure pour gagner un peu d’argent. |
Afrik.com : Comment avez-vous trouvé les héros de La Playa D.C., Tomàs entre autres ?
Juan Andrés Arango : Nous avons fait un casting très long dans les quartiers de la ville où vivent des Afro-Colombiens. Dans l’un des plus dangereux, nous avons trouvé Luis Carlos (Guevara, alias Tomàs). Il avait un talent extraordinaire et nous l’avons préparé grâce à des ateliers. On s’est très vite rendus compte qu’il serait le principal protagoniste du film. Il avait la douceur et la force que je voulais qu’on retrouve chez Tomàs. La plupart des acteurs sont très souvent nés sur la côte Pacifique mais ça fait plusieurs années qu’ils sont à Bogota, eux aussi sont en train d’essayer de trouver leur place dans la ville.
Afrik.com : Dans La Playa D.C., les jeunes Afro-Colombiens rêvent du Nord, qui est pour eux le Canada ou les Etats-Unis, à l’instar des jeunes Africains qui rêvent d’Europe ?
Juan Andrés Arango : Effectivement, surtout sur la côte Pacifique. A Buenaventura, cette culture du voyage clandestin est très forte. James Solis, l’acteur qui joue le rôle de Chaco, le grand frère de Tomàs, s’est caché dans des paquebots pour faire le voyage. Il a été déporté six fois et il est prêt à repartir parce qu’il pense qu’il n’a pas d’avenir en Colombie. C’est dur, néanmoins je voulais aussi montrer dans le film qu’il y a de l’espoir à travers le personnage de Tomàs. Il a la force, dont sont dotés les jeunes Afro-Colombiens, qui leur permet et leur permettra de se faire une place dans la société colombienne. A Bogota et dans toute la Colombie, les gens vont devoir admettre qu’ils sont là pour rester et qu’ils font partie du pays.
Afrik.com : Vous n’êtes pas afro-colombien. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à l’histoire de ces populations ?
Juan Andrés Arango : Deux choses m’ont poussé à écrire cette histoire. D’abord, je suis originaire de Bogota et j’ai été témoin de la transformation de ma ville en une décennie. Bogota, autrefois très homogène et très blanche, est devenue une ville où on sent fortement cette présence afro-colombienne. J’ai trouvé ce changement fascinant : la ville devenait plus complexe, et par conséquent plus intéressante. Ensuite, je fais des films, depuis que je suis très jeune, auxquels ont participé des Afro-colombiens. Je me suis rapproché d’eux et de leurs familles, et leurs histoires m’ont permis d’écrire cette histoire.
Afrik.com : Comment se porte le cinéma colombien ?
Juan Andrés Arango : C’est une belle période pour le cinéma colombien. Il bénéficie de plus en plus d’appuis du gouvernement. Cette politique porte ses fruits avec la production de films intéressants qui sont montrés un peu partout, à Cannes ou à Berlin. Nous avançons tranquillement.
Avec Luis Carlos Guevara, James Solis et Andrés Murillo