Dans les démocraties pluralistes naissantes d’Afrique, les élections, souvent problématiques et souvent contestées, obligent à poser la question de la représentativité des forces politiques. « On admet- écrit Alain Touraine- que la démocratie doit être représentative et donc que les forces politiques, les partis en particulier, doivent être au service d’intérêts sociaux et non pas se servir elles-mêmes » . Lorsque les acteurs politiques se détachent des demandes des acteurs sociaux, ils perdent leur représentativité. La démocratie est donc corrompue ou faussée lorsqu’elle n’est pas représentative, lorsque les forces politiques ne sont pas au service des intérêts sociaux, lorsque les partis politiques se servent eux-mêmes au lieu de servir la société globale. La démocratie est menacée lorsque, au lieu d’incarner chacun une idée du pays et une interprétation du bien commun, les partis et les élus, dénués de projet et de programme politiques se ferment sur eux-mêmes et servent leurs intérêts particuliers.
Le premier danger de cette rupture, qui conduit à la corruption du politique, est le basculement du système politique, c’est-à- dire la représentation parlementaire et la représentation partisane du côté de l’Etat. En Afrique, les conséquences catastrophiques de ce basculement des forces politiques dans l’Etat ont été largement expérimentées dans les dictatures et les autoritarismes corrompus de parti unique, régimes politiques qui résultèrent de la confusion entre Etat, représentation parlementaire et partisane. La démocratie des partis uniques qui infestèrent les Etats africains ne fut pas démocratique, tout simplement, parce que du fait de l’absorption des forces politiques par l’Etat, elle ne fut pas représentative. Il s’ensuivit une corruption personnelle endémique des dirigeants politiques qui ne fut que la conséquence de la corruption originelle d’une démocratie dépourvue de représentativité. Le Pouvoir dans l’Etat à parti unique n’avait pas en face de lui un système politique représentatif et autonome pour en limiter l’arbitraire.
Le second danger qui découle de la perte de la représentativité, comme le montre Alain Touraine, est que la société politique, à savoir les partis et les élus, se libère de ses liens à la fois avec la société civile et avec l’Etat pour n’avoir plus d’autres fins que l’accroissement de son propre pouvoir. C’est à cette situation que correspond la partitocratie. Deuxième forme spécifique sous laquelle se manifeste une démocratie corrompue, la partitocratie s’installe lorsque les partis politiques ne représentent pas les intérêts de la société civile ; se rendent financièrement indépendants de la contribution volontaire de leurs membres, se referment sur-eux mêmes et fonctionnent en vase clos. La partitocratie s’établit lorsque, tournant en dérision le principe démocratique du libre choix des dirigeants par les dirigés, les partis politiques choisissent leurs candidats aux élections en faisant fi de la volonté des dirigés, assurent leurs succès par des financements occultes provenant de leur collusion avec des intérêts sectoriels de groupes économiques dominants qui permettent de manipuler l’électorat réduit au statut de clientèle et de ressource politique.
Après la chute des régimes de parti unique qui ne furent pas, loin s’en faut, des démocraties, la partitocratie est le danger immédiat imminent qu’affronte la démocratie en Afrique dans le contexte de l’économie de marché où elle risque de se réduire à un marché politique ouvert. La chute du régime de parti unique a brisé dans les Etats le parti dominant qui a foisonné en une myriade de partis politiques sans représentativité. Artificiellement formés par des membres des anciennes équipes dirigeantes, et par un certain nombre d’élites qui y virent une voie d’accès au prestige et aux canaux d’enrichissement personnels, les partis politiques poussèrent comme des champignons après la pluie. Ces partis politiques spontanés se positionnèrent en clientèles potentielles des autocrates qui détenaient encore le pouvoir dans les Etats et marchandèrent au prix fort leur soutien aux régimes en place en attendant de s’approprier le Pouvoir eux-mêmes. Cette logique, qui a prévalu au début du multipartisme dans les années 90, n’est pas aujourd’hui abolie par la maturation progressive du mouvement de démocratisation en Afrique. Ayant gagné en autonomie de nos jours, ces partis politiques s’engagent largement dans une nouvelle course au clocher vers le pouvoir avec la logique de la participation à l’exercice du pouvoir d’Etat ou avec celle de son appropriation personnelle ; une logique dévastatrice pour la démocratie africaine qui est alors privée d’une opposition constructive! Le précipice dans lequel les démocraties africaines naissantes menacent donc de s’effondrer est le multipartisme informe qui conduit à l’électoralisme. La dérive imminente de la démocratie africaine est le pluripartisme vide, sans contenu, sans idéologie partisane claire et structurée, sans programme de gouvernement explicite dont la finalité est la lutte pour le pouvoir en vue de son exercice solitaire, familial ou clanique pour servir un enrichissement personnel protégé par une démocratie réduite exclusivement à sa forme institutionnelle. On en a largement expérimenté le danger mortel en Côte d’Ivoire avec le FPI ivoirien, mélange informe de socialisme et de libéralisme de slogan, inarticulé et sans conviction éthique qui devait générer un ethno-nationalisme xénophobe meurtrier et tenter de se pérenniser au pouvoir en instrumentalisant la constitution.
Maladie mortelle de la démocratie produite par la rupture de la représentativité, la partitocratie réduit la démocratie à sa forme institutionnelle et elle conduit finalement soit au chaos soit à la domination de fait de groupes économiques dirigeants. Après la période de la domination de l’économie par l’Etat, qui a généré l’autoritarisme et la domination sans partage des intérêts particuliers des oligarchies locales au détriment de la société globale, la partitocratie réintroduit au cœur du mouvement de démocratisation des régimes africains, le danger de la domination des intérêts sectoriels des lobbies, des acteurs macro-économiques internationaux et de leurs relais politiques locaux reconvertis dans les affaires.
Il est donc urgent, en Afrique, de reconstruire la représentativité des forces politiques pour bâtir une démocratie conforme à l’esprit du gouvernement du peuple par le peuple à travers ses représentants politiques. Pour que la démocratie ne se réduise pas à la protection institutionnelle des intérêts particuliers des groupes et des systèmes extérieurs et intérieurs dominants, il faut arrimer les forces politiques aux intérêts de tous les acteurs de la société civile endogène. C’est à cette condition que, fondée sur la représentation effective des intérêts sociaux et sur le service de l’intérêt général, la démocratie pluraliste constitutionnelle pourra, en Afrique, être un facteur de développement et d’intégration sociale dans le cadre de l’économie de marché.