Une Nouvelle Andalousie est en train de renaître. Et la France en est l’un de ses territoires les plus féconds. Le Maghreb des Livres, qui se tenait à Paris le week-end dernier, réunissant quelque 150 auteurs et penseurs des deux rives, et des milliers de livres publiés sur les deux rives, en français ou en arabe, en a encore fourni l’illustration éclatante.
La mémoire apaisée 50 ans après les Indépendances, et à la faveur d’une mondialisation qui mêle, encore plus qu’au Xe siècle, les hommes, les religions, les langues et les idées autour de la Méditerranée, une nouvelle génération d’hommes et de femmes est en train de construire une nouvelle culture, métissage d’Orient et d’Occident, et avec le reste du monde aussi. Et ce métissage est revendiqué comme le seul rempart possible contre les crispations identitaires, ici et là-bas, et contre les barbaries meurtrières contre un Autre qui doit être perçu comme plus qu’un voisin: comme un cousin, pour reprendre la belle expression de Germaine Tillion.
Par delà les langues et les frontières
Les Nouveaux Andalous, ce sont ces savants musulmans, appelés intellectuels aujourd’hui, qui vivent au Maghreb mais aussi, comme sous l’Espagne andalouse on pouvait vivre indifféremment à Cordoue, à Bagdad ou au Caire, qui vivent aujourd’hui aussi à Paris, à Londres ou à New York, car la Nouvelle Andalousie inclut les territoires de la diaspora musulmane. Ainsi venait-on entendre le Marocain Abdou Filali-Ansary, l’un des plus célèbres nouveaux penseurs de l’islam, et qui dirige à présent le Center for the Study of Islamic Civilizations, à Londres, affilié à l’Université Aga Khan… Ainsi pouvait-on acheter les ouvrages de cet autre penseur de l’islam moderne, l’Algérien Mohamed Arkoun, qui a choisi depuis des décennies de vivre en France et qui enseigne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et dont les ouvrages, comme ceux de ses pairs, sont traduits en arabe et en anglais, mais aussi, pour cet auteur, en néerlandais et en indonésien… Ces “nouveaux ulamas” (puisque ce mot est le pluriel de savant!) revendiquent leur double source de savoir, orientale et occidentale, mais aussi l’apport de chercheurs américains, africains, ou asiatiques, car les sciences sociales, comme les autres sciences, sont devenues internationales de nos jours.
Les Nouveaux Andalous, ce sont aussi des écrivains qui s’expriment indifféremment en arabe, en français, en anglais ou en berbère, sans aucun sentiment de culpabilité s’ils choisissent le français ou l’anglais, d’affirmation politique si c’est en arabe, ou de revanche identitaire si c’est en berbère. Pour les aînés au Maghreb, génération grandie dans un système scolaire encore largement dominé par le français, écrire dans cette langue est tout naturel, sans que cet acte représente une quelconque “allégeance à la francophonie”, ainsi que l’expliquait, lors d’un café littéraire, le grand poète marocain Abdellatif Laâbi, qui écrit en français, mais a été nourri de poésie classique arabe, dont il récite des vers entiers. C’est aussi, dans des pays qui ont tourné la page du post-colonialisme, des écrivains, tels le Tunisien Moncef Ghachem, qui ne se font plus “insulter” chez eux, par un public qui les traitait autrefois, implicitement ou verbalement, de “traîtres”, parce qu’ils utilisent “la langue de l’ancien envahisseur”. Au contraire: face à un islamisme montant dans ces pays, qui, comme le nazisme dont il partage bien des traits, prône une identité “pure”, unique, centrée sur l’arabe et sur la langue sacrée du Coran figée depuis des siècles, écrire en français devient un acte de résistance, une manière de s’ancrer dans l’universalité, et non dans des “racines” que certains voudraient uniques.
Ces Nouveaux Andalous sont aussi des écrivains qui, bien que vivant en Occident depuis des décennies, choisissent d’écrire en arabe: tels la Syrienne Salwa Al Neimi, qui vit à Paris, auteur de l’ouvrage érotique La preuve par le miel, best-seller dans tout le monde arabe, et traduit chez Robert Laffont, éditeur de romans à succès; ou encore le Marocain Maati Kabbal, qui, auteur de nouvelles en français, publie cette année un recueil de nouvelles en arabe, édité dans son pays natal.
Le renouveau du secteur éditorial
La Nouvelle Andalousie, c’est aussi, et surtout, un immense mouvement de traduction, et de publication, de livres, d’un pays à un autre. Car le secteur éditorial est en plein renouveau dans ces pays. Ce sont les jeunes éditions Ikhtilef en Algérie, qui ont entrepris de traduire en arabe les plus grands penseurs occidentaux, de Hegel à Foucault, ainsi que les romanciers algériens francophones, car la jeunesse algérienne, majoritairement arabophone désormais, lit, en arabe, des ouvrages islamistes rétrogrades ou dangereux… C’est Elisabeth Daldoul, installée en Tunisie et née à Dakar d’un père palestinien et d’une mère française, multiculturelle de facto, qui crée sa maison d’édition, Elyzad, pour y publier la nouvelle génération d’écrivains tunisiens francophones, tel Ali Bécheur ou Alia Mabrouk, mais aussi des auteurs algériens comme Leïla Sebbar ou Djilali Bencheikh, ou des auteurs français comme Olympia Alberti – tous auteurs reconnus ou primés. Ce sont aussi des éditeurs qui, de plus en plus, travaillent en co-édition, le même livre paraissant simultanément en France et chez un ou plusieurs éditeurs du Maghreb, grâce à internet et à l’envoi de fichiers en pdf…
La Nouvelle Andalousie, c’est aussi, et peut-être surtout, des maisons d’édition, en France, qui publient énormément de livres sur le monde arabe ou l’islam, des essais politiques aux livres pour enfants: plus d’un millier de titres par an, si l’on décompte les nouvelles parutions annoncées chaque semaine dans Livres Hebdo, le magazine de la profession. Certains éditeurs français se sont spécialisés sur cette aire culturelle: ainsi d’Albin Michel, avec sa collection “Islam des Lumières”; ou d’Actes Sud qui, ayant repris les éditions Sindbad, créées par Pierre Bernard, continuent la mission de son fondateur, qui est la traduction de la littérature arabe contemporaine et classique (c’est lui qui a révélé Naguib Mahfouz en France, futur Nobel de littérature…), et des meilleurs essais publiés sur la question. Au total des dizaines d’éditeurs français, des plus grands aux plus petits, publient désormais des auteurs arabes, en français ou en traduction – les petits, tels Marsa Editions ou L’Aube, faisant souvent un travail remarquable de “défrichage” et de révélation de nouveaux talents… qui partiront parfois chez les plus grands….
La Nouvelle Andalousie, ce sont aussi des universités françaises où viennent se former les élites du Maghreb et du Moyen-Orient, selon leur maîtrise linguistique. Les plus grands penseurs du Maghreb sont ainsi souvent diplômés de la Sorbonne ou de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, temples du savoir, où souffle la pensée rationaliste des Lumières, et où se partagent tous les savoirs du monde, couvrant toutes les aires culturelles. Depuis 1669, date de création par Louis XIV de l’“Ecole des Jeunes de Langues”, qui formait des interprètes d’arabe et d’autres langues orientales (devenue l’Institut National des langues et civilisations orientales), des centaines de formations universitaires se sont mises en place, sur tout le territoire, dédiées aux cultures d’Orient.
Une Nouvelle Andalousie transculturelle
La Nouvelle Andalousie, ce sont aussi des Français ni intellectuels ni pieds-noirs, ni même ayant fait la guerre d’Algérie ou ayant vécu quelques années dans l’un de ces pays, qui se sentent, naturellement, des affinités avec le Maghreb ou l’Orient. Yasmina Khadra ou Alaa El Aswany ne sont pas devenus best-sellers en France uniquement avec des lecteurs ayant un lien personnel avec l’Orient… Le meilleur signe que la Nouvelle Andalousie est en train de renaître, ce sont ces milliers d’événements culturels – dont le Maghreb des Livres n’est qu’un des plus importants – qui irriguent désormais la vie de toutes les villes et même des villages en France, et qui sont consacrés au monde arabe: festival du film méditerranéen à Montpellier, festival Transméditerranée à Grasse, festival des 3 continents à Nantes consacré telle année au cinéma d’un pays arabe; animations autour de la littérature arabe ou du Maghreb dans les bibliothèques publiques de France, etc.: tel Jourdain faisant de la prose sans le savoir, des millions de Françaises et de Français ont entamé depuis des années ce dialogue euro-méditerranéen, que les politiques appellent de leurs voeux comme s’il était à construire…
“Islamophobie? Islamophobie? Vous avez vu les files d’attente aux expositions de l’Institut du Monde Arabe? Vous avez vu le nombre de magazines qui parlent de l’islam, le nombre de livres qui sortent sur l’islam ?” C’est avec cette boutade, et un formidable éclat de rire, que le grand Maxime Rodinson avait répondu à ma question, alors que j’étais venue l’interviewer, au début des années 90, quand ce mot commençait à poindre le bout de son nez en France, à la faveur du terrorisme en Algérie et de la stigmatisation des jeunes issus de l’immigration…
Faire tomber les clichés sur l’islam, montrer que les cultures des terres d’islam ne sont pas uniquement des cultures musulmanes, mais sont aussi des cultures chrétiennes, juives, berbères, africaines, antiques, préhistoriques – et sont donc cousines d’autres cultures du monde: c’est ce que ne cessent de marteler nombre d’intellectuels – Andalous arabes ou français ou autres – depuis des siècles. Produire une littérature qui, par son succès mondial même, prouve que ce que certains appellent une pensée “musulmane”, est aussi une pensée universelle: voilà ce que nous démontrent les nouveaux écrivains arabes d’aujourd’hui. C’est en prenant conscience de la force de cette Nouvelle Andalousie émergente que l’on pourra combattre, aujourd’hui, l’islamisme montant, et aider à la résolution des conflits meurtriers dans la région, qui ne sont pas sans lien avec le précédent. Le XXI° siècle est celui de la “créolisation du monde”, pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant. L’esprit andalou est une autre manière de traduire ce mot de métissage.
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