Les étudiants s’insurgent depuis le 25 mars dernier contre la volonté d’arabisation de la société mauritanienne exprimée, selon eux, le 1er mars à l’occasion de la journée de promotion de la langue arabe. Les autorités démentent, mais le malaise au sein de la communauté négro-mauritanienne est patent alors même que les récents régimes mauritaniens plaident pour le retour des déportés de 1989. Nouakchott a ainsi entrepris des démarches envers les réfugiés qui vivent en France et aux Etats Unis. Mais les organisations des droits de l’Homme et les principaux concernés dénoncent le caractère sélectif et discriminatoire de ce recensement. La résolution de « l’épineuse question » semble encore dans l’impasse pour le journaliste et activiste Abda Wone. Entretien.
Journaliste et politologue de formation, Abda Wone est natif de Kaédi, une ville située au Sud de la Mauritanie. Diplômé notamment de la Columbia University, il est militant et cadre des Forces de libération africaines de Mauritanie (Flam). Abda Wone est également porte-parole associé de l’association américaine American Anti-Slavery Group (AASG-iAbolish). Sa vie de militant débute alors qu’il est adolescent. A 16 ans, en 1989, il doit quitter son pays : plusieurs milliers de Négro-mauritaniens sont déportés. Depuis 2000, il vit aux Etats-Unis où il a déposé une plainte le 23 mai 2007 pour crimes contre l’humanité, déportation et torture contre l’ancien président mauritanien Maouya Ould Taya (1984-2005) et son régime.
Afrik.com : Les étudiants négro-mauritaniens ont dénoncé récemment l’arabisation de la société mauritanienne. Ce n’est pas la première fois qu’ils manifestent contre une démarche récurrente dans l’histoire du pays ?
Abda Wone : Chaque gouvernement essaie de franchir une étape supérieure pour parvenir à une arabisation complète de la société. C’est un vieux problème qui date des indépendances. En 1965 déjà, le régime avait promulgué les lois 65-025 et 65-026. Elles visaient à rendre obligatoire l’enseignement de l’arabe en Mauritanie. Elles ont provoqué une première crise en 1966 avec la rédaction du manifeste des 19 qui était contre l’arabisation à outrance. En 1979, les étudiants du Mouvement des élèves et étudiants noirs avaient aussi protesté contre la circulaire 02 qui allait dans le même sens. Leur grève a conduit à une année blanche. En 1986, la Mauritanie a également connu une crise majeure. Pour avoir juste rédigé un manifeste qui n’était rien d’autre qu’une invitation à un débat entre les forces vives de la nation, les cadres Negro-Mauritaniens furent arbitrairement arrêtés et emprisonnés a Oualata. Certains ne sortiront jamais de ce mouroir.
Afrik.com : Arabisation et déportation renvoient à la place des Noirs dans la société mauritanienne. Comment les autorités en place en sont venues à les déporter en 1989 ?
Abda Wone : La Mauritanie avait pour partenaire à cette époque l’Irak de Saddam Hussein qui voulait aider le régime de Taya à créer une Mauritanie exclusivement arabe. Cela devait se passer en deux étapes. La première consistait à réduire de façon numérique le nombre de Noirs vivant sur le territoire mauritanien. La seconde était d’avoir accès aux terres dont les Noirs, qui sont au Sud, sont propriétaires. La Mauritanie veut se prétendre arabe alors que 80% de sa population est noire. Les négro-mauritaniens en 1989 ont été déplacés par l’armée. Les militaires arrivaient le soir et rasaient des villages entiers et, le lendemain, les pauvres victimes se retrouvaient au Sénégal ou Mali. C’est plus de 120 000 négro-mauritaniens qui ont été victimes des déportations. Ceux qui ne l’étaient pas vivaient l’enfer chez eux. En 1990, des soldats noirs ont été tués parce qu’il fallait aussi purger l’armée, toujours dans le cadre de cette arabisation de la société mauritanienne. Plus de 3 000 personnes ont été tués cette année-là. C’est le 28 novembre 1990, date de l’indépendance de la Mauritanie, que la barbarie a atteint son paroxysme. En guise de sacrifice pour fêter cet anniversaire, les autorités mauritaniennes ont choisi d’immoler 28 négro-mauritaniens.
Afrik.com : Nouakchott parle d’arabisation au moment où il encourage les déportés à rentrer chez eux …
Abda Wone : C’est effectivement la preuve que l’on ne veut pas revenir sur les injustices que subissent l’écrasante majorité des Mauritaniens. Aujourd’hui, le régime en place n’est pas prêt à revenir sur les inégalités sociales et c’est pourquoi il n’entend pas résoudre de façon globale et définitive « l’épineuse question »(la déportation, ndlr). Il faut souligner au passage que les gens ne sont pas dupes. A peine 25% des déportés sont rentrés et ils vivent malheureusement dans des conditions indignes. Nouakchott menace l’unité nationale et la cohésion sociale.
Afrik.com : Vous ne semblez pas surpris par ce qui ressemble à revirement, bien que démenti. Pourtant, le président Ould Abdoul Aziz avait donné des signes de bonne foi en reconnaissant les tueries et en organisant des prières à Kaédi, une des plus grandes villes du Sud ou vivent les Noirs…
Abda Wone : Les circonstances et les avancées, qui ont poussé Ould Abdoul Aziz (actuel président mauritanien, ndlr) à retourner provisoirement sa veste le temps de se débarrasser de la pression internationale, résulte d’années de luttes menées par des hommes et des femmes aussi bien à l’intérieur qu’a l’extérieur du pays. Des combattants ont sillonné le monde entier pour dénoncer l’arbitraire qui sévissait dans mon pays. La Mauritanie raciste et esclavagiste était tellement contestée que le régime de Taya et ceux qui l’on succédé se sont trouvés fragilisés et sans avenir. Ceux qui étaient hier les tenants du système ont, au nom de la realpolitik, entrepris d’anticiper sur les événements en renversant Taya. Seulement, ils n’ont pas voulu revenir sur les fondements racistes et inégalitaires de la Mauritanie. La Constitution mauritanienne demeure dictatoriale et ethnocentriste. La politique du 1/4, un ministre négro-mauritanien pour trois ministres arabo-berbères, a toujours cours en Mauritanie. Hier, c’était l’arabisation à outrance de Moukhtar Ould Daddah. Aujourd’hui, c’est l’Arabisation complète que cherche Ould Aboul Aziz.
Afrik.com : Au chapitre des avancées, il y a eu aussi des élections jugées libres et transparentes. Des candidats négro-africains, notamment Ibrahima Sarr et Kane Hamidou Baba ont même participé à la présidentielle…
Abda Wone : Même sous Taya, il y avait des élections avec des candidatures négro-africaines. Pour le politologue, l’élection, à elle seule n’est pas un critère suffisant pour juger de la stabilité d’un pays et de l’intégrité de ses dirigeants. En Afrique du Sud, des élections étaient organisées pendant que la majorité noire n’avait pas le droit de voter. La participation des négro-mauritaniens à la présidentielle ne peut en aucun cas signifier que les problèmes de la Mauritanie ont été réglés, en attestent les troubles qui la secouent.
Afrik.com : A votre niveau, un retour dans votre pays paraît-il envisageable ?
Abda Wone : D’abord, un détail qui a son importance : je n’ai pas choisi de quitter mon pays. J’ai été poussé par les circonstances sociopolitiques à m’exiler. Mes parents ont été déportés, j’ai été arbitrairement arrêté pour avoir fait une grève, ma vie étant en danger et le pays sous la terreur, il ne restait plus à l’adolescent que j’étais que de prendre le chemin de l’exil. Ceci dit, le retour au pays natal ne dépend pas que de moi, il dépend en grande partie des autorités qui, de mon point de vue, ne font rien pour une résolution globale et définitive de la question. Je suis pressé de rentrer mais je suis pour un règlement global et définitif. Ce sont toutes les composantes de la société qui ont été touchées, et donc ce sont tous les Mauritaniens victimes de cette injustice qui doivent être recensés pour un retour digne et organisé. Je veux tout simplement que les victimes ne soient pas des laissés-pour-compte, qu’ils puissent rentrer dans la dignité. Les autorités en place sont plus préoccupées par la disparition des revendications que par leur résolution définitive. Mais la sagesse nous apprend que pour guérir une maladie, il faut s’attaquer a la source du mal. Et en Mauritanie, la source du mal est que les régimes successifs se sont attelés a mettre en place un Etat a deux vitesses, une Mauritanie ou les Noirs sont réduits à n’être que des citoyens de seconde zone.