Le bilan de la lutte contre la lèpre dans le monde est globalement positif. Ce qui ne signifie pas pour autant que la victoire sur la maladie est proche. Le Professeur Jacques Grosset, membre de la commission médicale et scientifique de l’association française Raoul Follereau, met en garde contre le relâchement de la mobilisation, revient sur les efforts accomplis en Afrique et les défis qui attendent le continent. Passionnant.
« Ils ont gagné une bataille, mais pas la guerre ». C’est le message que tient à faire passer Jacques Grosset aux acteurs de la lutte contre la lèpre pour que la mobilisation ne faiblisse pas. Car si le bilan est globalement positif, surtout depuis que les malades sont traités avec la polychimiothérapie, la maladie est loin de rendre son dernier souffle. « Scandaleux », selon le membre de la commission médicale et scientifique de l’association française Raoul Follereau. Et pourtant… Il revient sur le pourquoi de ce « scandale », sur les efforts accomplis en Afrique et les défis qui attendent le continent.
Afrik.com : Quel bilan feriez-vous de la lutte contre lèpre en Afrique ?
Jacques Grosset : En général, la lutte contre la lèpre se déroule très bien dans les pays où pour des raisons de stabilité politique elle peut s’exercer normalement. Nous n’avons plus à traiter que les nouveaux cas, dont le nombre (environ 700 000, ndlr) est très limité par rapport au nombre de cas à traiter il y a dix ans.
Afrik.com : Y a-t-il des pays africains qui s’en sortent bien dans la lutte contre la lèpre ?
Jacques Grosset : La majorité des pays africains s’en sortent bien, mais parmi ceux qui s’en sortent particulièrement bien, et qu’on cite toujours, il y a le Bénin. Il est considéré comme le pays dans lequel l’évolution de la lutte est la plus favorable, vraisemblablement parce que c’est un pays de taille relativement réduite où les responsables de la santé assurent la lutte contre la lèpre avec une très bonne continuité depuis vingt ans. Pour que la lutte contre soit efficace, il faut bien diagnostiquer et traiter la maladie. Et pour cela il faut des moyens financiers, du temps et de la constance. C’est ce que fait le Bénin. Pour des raisons multiples, la forte endémie lépreuse à Madagascar a été sous-estimée pendant plusieurs années, mais maintenant le diagnostic et le traitement de la maladie sont bien repartis. La taille du pays et les déplacements qui y sont parfois longs et compliqués ne facilitent pas la tâche des agents de santé. Mais Madagascar avance vite, même si ce n’est pas aussi vite qu’on le voudrait.
Afrik.com : Le Burkina Faso était lui aussi considéré comme un bon élève, mais il a baissé les bras…
Jacques Grosset : Je préfère parler des choses positives que des choses négatives. Parce qu’il avait obtenu de très bons résultats, le Burkina a décidé, il y a quelques années, que la lèpre n’était plus un problème de Santé Publique et qu’on pouvait intégrer le diagnostic et le traitement de la lèpre dans les services généraux de santé. Cette décision était peut-être politiquement correcte et même parfaite en théorie mais, en pratique, elle a entraîné une démobilisation des acteurs de santé et la lutte contre la lèpre s’est arrêtée. Il ne faut pas que les pays d’endémie baissent les bras et considèrent que la maladie va disparaître d’un coup de baguette magique parce que l’on a un bon traitement. Si l’on veut vraiment éliminer la lèpre il faudra maintenir pendant les cinquante ans à venir un système permettant efficacement de dépister et diagnostiquer la maladie.
Afrik.com : Pensez-vous qu’intégrer le traitement de la lèpre dans les services généraux de santé comme cela a été le cas au Burkina Faso est une bonne chose ?
Jacques Grosset : Bien souvent, en Afrique et ailleurs, les équipes spécialisées de lutte contre la lèpre ont été supprimées pour être intégrées dans les services généraux de santé, où l’on traite quotidiennement les infections respiratoires, les affections cardiaques, les diarrhées du nourrisson, le paludisme… Beaucoup de ces affections nécessitent une prise en charge urgente mais de courte durée, alors que la lèpre n’est pas une urgence mais nécessite des mois de traitement, donc une prise en charge à long terme. Il n’y a pas cohérence entre ces deux types de prise en charge et je suis persuadé que cette façon de faire n’est pas bonne. Je suis spécialiste de la lèpre, mais avant tout spécialiste de la tuberculose, et je sais que là où le traitement de la tuberculose a été intégré dans les services généraux de santé, le résultat a été catastrophique.
Afrik.com : Les Africains sont-ils suffisamment formés pour diagnostiquer un cas de lèpre ?
Jacques Grosset : Former est toujours difficile, mais cela ne concerne pas spécifiquement l’Afrique. L’Asie, l’Amérique du Sud, en somme tous les pays où l’endémie lépreuse est importante, le curriculum des études médicales est fréquemment similaire à celui des pays européens et consacre un temps limité à la lèpre et la tuberculose, en comparaison de la fréquence et de la gravité de ces deux maladies. Les médecins africains, asiatiques et sud-américains, comme les médecins européens, sont donc globalement sous-formés en lèpre et en tuberculose et sont souvent limités dans leur aptitude à diagnostiquer et à soigner ces deux maladies.
Afrik.com : Ce manque de professionnalisme entraîne-t-il des erreurs de diagnostic ?
Jacques Grosset : Ce n’est pas un manque de professionnalisme, c’est un manque de formation. Mais effectivement, cela entraîne des erreurs de diagnostic par défaut (des malades atteints de lèpre ne sont pas détectés) et des erreurs par excès (des malades sont diagnostiqués comme lépreux alors qu’ils n’ont pas la lèpre). Il y a quelques années à Madagascar, une enquête a montré que près de 30% des cas de lèpre diagnostiqués par les services généraux de santé n’avaient pas la lèpre. Mais ce n’est pas étonnant car la lèpre commence souvent par une tache insensible sur la peau, qu’il n’est pas évident de rapporter à la lèpre.
Afrik.com : Y a-t-il un danger si un médecin prescrit une polychimiothérapie (PCT), le traitement utilisé pour stopper la maladie, à une personne qui n’est pas malade ?
Jacques Grosset : Franchement, non. Mais dire à quelqu’un qu’il a la lèpre alors qu’il ne l’a pas peut avoir des conséquences psychologiques, familiales et sociales très graves. Car on a beau dire que cette maladie est démystifiée, ce n’est jamais totalement vrai. L’autre problème posé par des prescriptions inutiles est le coût élevé des médicaments. Les conséquences sont donc humaines et financières.
Afrik.com : Les pays africains ont-ils des laboratoires suffisamment équipés pour détecter la maladie ?
Jacques Grosset : En majorité, non, ce qui explique la recommandation de l’OMS (organisation mondiale de la santé, ndlr) de baser le diagnostic de la maladie sur des critères purement cliniques. Mais il y a des pays où l’on peut encore faire des examens de laboratoire magnifiques. Au Mali, par exemple, dans l’ancien institut Marchoux, on peut sans difficultés réaliser des bacilloscopies et des examens cliniques de grande qualité. Dans beaucoup d’autres pays, il est difficile de maintenir des laboratoires capables de faire des bacilloscopies fiables.
Afrik.com : Quel bilan feriez-vous de la polychimiothérapie ?
Jacques Grosset : Elle a permis de soigner 13 millions de personnes dans le monde depuis qu’elle a été lancée, au début des années 80. J’ai participé à ce lancement et je n’ai jamais eu à le regretter parce que la PCT est d’une grande efficacité et n’est pas toxique.. Bien sûr, elle ne fait pas repousser les nerfs détruits par le bacille lépreux et ne rend pas la vie aux pieds ou aux mains invalides, mais elle tue le bacille. Administrée précocement, elle prévient les invalidités et quand une infirmité est déjà présente, elle l’empêche de s’aggraver. La PCT pour la lèpre est, comme la PCT pour la tuberculose, un grand succès de la médecine. Mais ce n’est pas tout d’avoir un traitement qui marche. Il faut aussi que les malades puissent le prendre régulièrement et pendant des mois, ce qui demande une bonne organisation medico-sociale, donc une volonté politique.
Afrik.com : Pourquoi le nombre de nouveaux cas de lèpre stagne depuis 1985 ?
Jacques Grosset : La lèpre se manifeste sous deux formes différentes. Dans la première forme, dite paucibacillaire parce que les lésions sont pauvres en bacilles, des taches cutanées apparaissent. Elles sont caractérisées par leur insensibilité au toucher, à la chaleur et à la douleur. Ces taches sont faciles à reconnaître et à identifier à la lèpre. Dans la seconde forme, dite multibacillaire parce que les lésions sont riches en bacilles, les lésions cutanées sont disséminées, mal limitées, peu apparentes, sans troubles évidents de la sensibilité bien qu’elle soit très contagieuse. En début de maladie le diagnostic n’est pas facile et les malades ont le temps de contaminer les personnes qui vivent en leur contact avant que leur maladie ne soit diagnostiquée et qu’un traitement efficace ne soit prescrit. Malgré l’efficacité de la PCT, de nombreuses personnes sont encore contaminées par le bacille la lèpre.
Afrik.com : Quelles seraient les solutions pour éviter ces nouvelles contaminations ?
Jacques Grosset : Il faudrait, d’une part, disposer d’une infrastructure médicale performante capable de diagnostiquer les malades au tout début de leur maladie ; et, d’autre part, assurer le développement socio-économique des pays d’endémie pour que les habitants ne vivent pas dans des conditions de promiscuité et d’insalubrité qui favorisent les contaminations. Car un malade qui vit avec beaucoup de personnes sous le même toit et dans une grande promiscuité va contaminer tout son entourage.
Afrik.com : Voit-on aujourd’hui de grands mutilés se faire soigner comme avant ?
Jacques Grosset : Non, et c’est l’un des aspects les plus positifs de la lutte contre la lèpre aujourd’hui. Certains malades se présentent parfois tardivement, mais leurs invalidités sont bien moins importantes que celles des grands mutilés d’avant la PCT. Il ne faut cependant pas croire que l’on peut prévenir les mutilations chez tous les malades. Même dans les pays les mieux organisés, environ 10% des cas diagnostiqués présentent des infirmités, mais elles sont limitées. L’une des caractéristiques de la lèpre est de ne pas être douloureuse. Les malades ne sont donc pas incités à se faire traiter précocement. Paradoxalement l’absence de souffrance a un impact négatif sur la lutte anti-lépreuse.
Afrik.com : La lutte contre la lèpre est loin d’être gagnée, et pourtant certains notent une baisse de la mobilisation. Pourquoi ?
Jacques Grosset : Lorsque la PCT a commencé au début des années 80, il y avait des millions de malades atteints de lèpre, des nouveaux cas qui venaient d’être détectés et des cas anciens connus depuis des années et même des dizaines d’années. Tous les cas connus, nouveaux et anciens ont été traités durant les 20 dernières années. Il ne reste donc plus à traiter maintenant que les nouveaux cas qui apparaissent chaque année. Globalement cela représente 20 fois moins de malades qu’au début de la PCT. Parce qu’il y a 20 fois moins de malades à traiter, beaucoup de gens sont persuadés que la lèpre a beaucoup régressé. C’est une dangereuse illusion car il y a chaque année autant de nouveaux cas que les années précédentes. Rien ne serait plus funeste que de considérer que l’on a gagné la guerre contre la lèpre et que l’on peut maintenant se reposer sur nos lauriers.
Afrik.com : L’OMS a déclaré que la lèpre serait éradiquée en 2005. Etes-vous d’accord ?
Jacques Grosset : Permettez-moi d’abord de rectifier votre question. L’OMS n’a jamais déclaré que la lèpre serait éradiquée en 2005, bien que ce soit ce que la plupart des non-spécialistes ont compris. En fait l’OMS a déclaré que la lèpre serait éliminée comme problème de Santé Publique en 2005. La différence est subtile mais essentielle. L’élimination de la lèpre comme problème de Santé Publique a en effet été définie par l’OMS comme moins d’un cas pour 10.000 habitants. Le monde comportant en l’an 2005 environ 6 milliards d’êtres humains, cela représente moins de 600.000 cas de lèpre chaque année. On est donc loin, très loin de l’éradication puisque chaque année environ 700.000 nouveaux cas de lèpre sont détectés. Des artifices, comme la réduction des activités de dépistage, l’utilisation de personnel non spécialisé pour assurer le diagnostic, etc. peuvent faire baisser le nombre de cas comptabilisés mais ne changent pas la réalité, qui est que la lèpre est loin d’être éradiquée….
Afrik.com : Cela n’a-t-il pas arrangé certains pays de croire que la lèpre était finie en 2005 ?
Jacques Grosset : Un ministre de la Santé qui a plus de problèmes à résoudre que de fonds à dépenser se sent forcément très intéressé lorsqu’on lui dit que la lèpre sera éradiquée en 2005, c’est-à-dire cette année. Il est ravi d’écouter le chant des sirènes car il pourra dépenser son argent pour d’autres problèmes de santé, comme le sida, la tuberculose et le paludisme. Il a tellement à faire que même s’il a des doutes sur la réalité des proclamations de l’OMS il préfére y croire.
Afrik.com : A part la PCT, y a-t-il d’autres antibiotiques étudiés pour lutter contre la lèpre ?
Jacques Grosset : Oui, il y des nouveaux antibiotiques prometteurs pour lutter contre la lèpre. Mais comment espérer les voir être l’objet d’essais thérapeutiques quand les plus hauts responsables proclament que la lèpre sera éliminée en 2005 !
Afrik.com : Des chercheurs ont réussi à séquencer le génome de la lèpre. Peut-on espérer un vaccin ?
Jacques Grosset : L’espoir fait vivre ! Il est tout à fait possible que le séquençage du chromosome du bacille de la lèpre conduise au développement d’un vaccin contre la lèpre. Mais pour l’instant il n’y a pas de pistes prometteuses. Même si une telle piste s’ouvrait dans un avenir rapproché, il faudrait au moins 15 ans pour développer le vaccin sans compter les problèmes financiers liés à son développement, les problèmes scientifiques (comment mesurer le degré de protection conféré par le vaccin ?) et les problèmes épidémiologiques qui y sont liés. Par exemple, qui devrait être vacciné et dans quels pays?
Afrik.com : La lutte est loin d’être gagnée. Pensez-vous que la lèpre puisse être éradiquée ?
Jacques Grosset : Je suis convaincu que la lèpre peut être éradiquée. Elle a en effet toutes les caractéristiques d’une maladie que l’on peut éradiquer : l’agent responsable est connu, il ne se multiplie pas dans la nature en dehors de l’homme et on dispose d’un traitement très efficace. Si la maladie était diagnostiquée tôt, si tous les malades étaient parfaitement traités, et si la situation socio-économique des pays d’endémie s’améliorait grandement, la chaîne de transmission du bacille lépreux dans la population serait brisée et la maladie pourrait être éradiquée. Il est temps de s’y mettre sérieusement !
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