Après l’affaire du « mariage gay » de Ksar El Kébir dans laquelle elle avait prononcé six peines d’emprisonnement, la justice marocaine a condamné mardi le quotidien Al Massae pour diffamation sur un substitut du procureur du Roi présenté comme un pervers sexuel. Dans le même temps, on apprenait qu’une vingtaine de Marocains ont été arrêtés samedi pour atteinte aux mœurs. Entre lynchage médiatique d’homosexuels présumés et pression des milieux intégristes, les « affaires de mœurs » donnent du fil à retordre aux tribunaux marocains.
La presse marocaine est-elle trop prompte à dénoncer les « affaires de mœurs » ? C’est ce que semble indiquer le jugement du tribunal de première instance de Rabat, qui a condamné mardi le directeur du journal arabophone Al Massae, Rachid Ninni, à verser six millions de dirhams (545 000 euros) de dommages et intérêts à quatre plaignants qui avaient porté plainte pour diffamation. Ces plaignants, substituts du procureur de Ksar El Kébir (120 km au sud de Tanger), reprochaient au journal de Rachid Ninni d’avoir affirmé détenir la liste d’un « réseau de pervers sexuels à Ksar El Kébir comprenant le nom d’un substitut du procureur du Roi près le tribunal de première instance » de la ville.
Al Massae s’était déjà illustré dans le cadre de l’affaire du « mariage gay » de Ksar El Kébir, une fête privée qui avait défrayé la chronique en novembre 2007. Sur une vidéo de la soirée diffusée sur YouTube, on voyait des hommes s’amuser, danser, l’un d’eux déguisé en femme. Le lendemain, la rumeur d’un « mariage gay » était lancée, et relayée par certains médias dont le quotidien Al Massae.
« Une peine capitale »
En décembre, six personnes soupçonnées d’avoir commis des actes homosexuels lors de cette soirée avaient été condamnées – sans aucune preuve selon la défense – à des peines allant de quatre à dix mois de prison, en première instance. Pour rappel, le code pénal marocain punit d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison et 1000 dirhams d’amende (environ 88 euros) « quiconque commet un acte impudique ou contre-nature avec un individu de son sexe ».
Mardi, la justice marocaine, alors elle-même visée par les allégations du journal, s’est cette fois-ci clairement prononcée en défaveur du lynchage médiatique, en condamnant Rachid Ninni à une peine exemplaire. « Une peine capitale », a pour sa part estimé Younès Moujahid, le président du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) : « Si on continue sur cette lancée, il faudra fermer tous les journaux car le montant de six millions de dirhams est irréel (…) Chaque personne qui se sent lésée a le droit de porter plainte, mais nous appelons les juges marocains à rendre des jugements sérieux et équitables. »
Ce jugement intervient alors qu’une vingtaine de Marocains ont été arrêtés samedi pour atteinte aux mœurs, près de Meknès, lors de la fête du Mouloud, qui célèbre l’anniversaire de la naissance du prophète Mahomet. Mardi, plusieurs journaux affirmaient que les personnes interpellées étaient des homosexuels. Aujourd’hui Le Maroc titrait : « Une vingtaine de personnes arrêtées pour homosexualité ». Selon le quotidien citant des « sources informées », les suspects auraient été arrêtés déguisés en femmes.
Instrumentalisation par les intégristes
Déjà en juillet 2007, des députés du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) avaient saisi le ministre de l’Intérieur sur des mariages supposés « homosexuels », à l’occasion de la célébration du moussem de Sidi Ali Ben Hamdouch (fondateur de la confrérie des Hmadcha), près de Meknès. Et lors des manifestations contre le « mariage gay » de Ksar El Kébir, l’hebdomadaire Le Reporter suspectait « un barbu » d’être à l’origine du mouvement de protestation. De fait, certains craignent une instrumentalisation des affaires de mœurs par les intégristes. « Plusieurs associations locales de Meknès, d’obédience islamiste notamment, montent à chaque nouvelle occasion au créneau pour dénoncer de présumés mariages homosexuels », écrivait mardi Aujourd’hui Le Maroc.
Le jugement des personnes arrêtées samedi près de Meknès devrait intervenir au cours de l’été. Prise en étau entre, d’une part des islamistes qui tentent de discréditer le régime en le rendant complice des « affaires de mœurs », et d’autre part certains journaux dont elle aimerait calmer les ardeurs, la justice marocaine est confrontée à un véritable exercice d’équilibriste.