Depuis pas mal de temps, le lexique algérien a intégré des mots d’un genre particulier, tels que hagar et mahgor, ce qui veut dire, en plus atténué, oppresseur et opprimé. Institutionnalisée par l’occupant pendant la période coloniale, les Algériens acceptent mal que soit reconduite une telle pratique et appellent, par sa dénonciation, à l’égalitarisme citoyen qui a toujours fait défaut entre gouvernants et gouvernés.
Lorsque Mohamed, jeune père de famille, apprend que la wilaya de Chlef compte raser le bidonville dans lequel il habite, son corps est au bord de l’explosion. La colère, tant réprimée au vu des rejets de demandes de logement et des innombrables frustrations, se heurte au mépris affiché par les responsables de l’APC de Chlef avec lesquels il souhaite avoir une explication. Bien sûr, les responsables locaux, par cynisme ou par dépit, ne voudront pas le recevoir, prétextant des affaires plus urgentes. Cette fin de non-recevoir est vécue comme un affront. Le jeune homme perd patience, la colère grandit jusqu’à prendre le dessus. Dans un sursaut suicidaire, il s’asperge d’essence et tente de mettre fin à ses jours.
Ce sentiment mêlant humiliation, injustice et violence est bien connu des Algériens, ils l’appellent : « Hogra ». Ce mot, qui n’a pas d’équivalent sémantique dans les autres langues, est utilisé par les grévistes, toutes sections confondues, par les jeunes en mal de considération, par les chômeurs en quête d’occupation ou par les femmes peinant à trouver leur place dans une société machiste.
Pour Amir, étudiant, la hogra fait partie de la vie de tous les jours. « La hogra c’est lorsqu’on te retire ton permis de conduire pour une broutille, quand toutes les portes de l’administration se referment et qu’il n’y a même pas où déposer une réclamation, quand on te fait poireauter des heures pour un banal papier administratif. En somme, c’est la routine. » D’après lui, elle tire ses origines de l’apparition de ce qu’il qualifie de « secte d’intouchables » qui se croirait au-dessus des lois.
C’est aussi, selon lui, le « règne de la médiocrité » et la « déchéance des valeurs ». Les plus âgés diront qu’ils ont toujours connu ce sentiment, de la période coloniale à l’indépendance du pays. Certains se rappellent sans doute de l’appel du président Ben Bella, en octobre 1963 lors La guerre des sables, dans lequel il criait : « Hagrouna el merrakchia. »
Bouziane Benachour, journaliste et écrivain, auteur d’un roman intitulé simplement Hogra, considère que c’est là un concept strictement algérien, parce qu’il est le cri « communautaire » des exclus – de tous les exclus – et de toutes les exclusions face à la machine bureaucratique insinuée magistralement dans les arcanes de l’Etat-nation et de ses tentacules. « Le mot hogra, dit-il, ne peut être approché par d’autres langues mais ne peut être effectivement rendu qu’en langue populaire algérienne. Hogra n’a qu’une seule nationalité : algérienne, qu’une couleur, la couleur des sans-voix, qu’un emblème, celui des sans-grade, ceux qui ne sont inscrits dans aucun réseau», une définition de Mouloud Hamrouche. « Depuis, la hogra est restée telle quelle. Le concept n’a pas bougé. Son sens premier non plus .»
Selon le sociologue Abdenasser Djabi, les accusations de hogra se multiplient à mesure que les inégalités se creusent. « L’Algérien qui a vécu la hogra pendant la période coloniale la rejette aujourd’hui. Ce refus s’est cristallisé en une forme de culture politique populaire appelant à l’égalitarisme », décrypte-t-il, en précisant que le rejet de la hogra reflète le refus de l’inégalité sociale entre les Algériens.
Le fait est, d’après le sociologue, que dans l’imaginaire collectif, la société algérienne a toujours été homogène, du moins idéologiquement. L’émergence d’une nouvelle classe qui n’éprouve aucune honte à étaler son faste et sa puissance creuse l’écart et attise le sentiment de marginalisation. « La société algérienne, dans les campagnes ou dans les ville croit avoir vécu une hogra émanant du colonisateur, qui a failli être une hogra « acceptable ». Mais la hogra de l’Algérien envers l’Algérien est, elle, inadmissible », souligne Nacer Djabi.
Haggar et mahgour
Mais si l’Algérien était à la fois bourreau et victime, le haggar et le mahgour de la société algérienne ? Pour mieux étudier ce phénomène, Salaheddine, cadre dans une entreprise privée, recommande d’observer le comportement des conducteurs sur une autoroute : « Les voitures 4×4 y narguent les Renault Symbol et celles-ci doublent les Maruti qui, à leur tour, dénigrent les vieilles R4. »
La moindre once de pouvoir autorise ainsi un comportement méprisant envers les autres. « Malgré son rejet de la hogra, l’Algérien la pratique chaque jour, souligne Djabi. L’enfant algérien subit la hogra dans la rue, à l’école ainsi qu’à la maison, car le père algérien est un « grand haggar », usant de son autorité sur la femme et les enfants. Cependant, il subit, lui-aussi, la hogra dans son milieu de travail de la part de ses supérieues hiérarchiques. » Au final, on est tous le mahgour de quelqu’un. « Le mahgour devient lui aussi haggar, quand les conditions le lui permettent. Quand l’Algérien n’use pas de son pouvoir, il estime qu’il fait là une « faveur » envers lui, parce que c’est « un homme » ou un « fils de bonne famille »’», explique encore Nacer Djabi.
En tout cas, la hogra reste une injustice à détente multiple dont les victimes se tournent rarement vers un juge pour se voir rétablis dans leurs droits. « La loi est totalement absente dans cette relation, explique Djabi. Ce qui est étrange, c’est que lorsque les Algériens rejettent une personne ou un groupe d’individus, on demande de changer les personnes nuisibles et les haggarine mais on ne réclame point le changement de l’institution ou l’application de la loi. » La psychologue Cherifa Bouatta explique, pour sa part, que le sentiment de hogra est amplifié par le fait qu’il y a une crise de confiance dans le fonctionnement des institutions de l’Etat. « Face à un système politique autoritaire, les jeunes semblent persuadés et se disent sous le règne de la hogra », précise-t-elle.Car ce qui fait la particularité de la hogra c’est ce sentiment d’impuissance qu’elle génère.
Les jeunes, qui s’en disent victimes, se révoltent par le moyen d’émeutes ou en retournant cette violence contre eux-mêmes. Dans son roman, Bouziane Benachour décrit un douar de «laissés-pour-compte» qui s’élèvent contre le diktat et l’arbitraire des pouvoirs publics. « Les personnages disent non, mais leur impuissance est avant toute chose une forme de repli avant réaction, précise l’auteur. Un repli qui peut dire je suis vaincu mais je ne me laisse pas abattre. Je suis en position de faiblesse mais ne comptez pas sur moi pour capituler. Les personnages de Hogra donnent le dos, mais n’offrent pas leur poitrine. » Il poursuit : « Leur résignation est une forme de dédain à l’endroit de tous ceux qui se sont autoproclamés guides des masses. Elle est carapace de mépris face à tous ceux qui se croient investis d’une mission céleste. Ceux qui pensent être des pasteurs alors qu’ils n’ont jamais quitté l’habit du berger selon la vieille formule populaire de chez nous. »
« El Harga » plutôt que la « hogra »
Dans les faits, la majorité des personnes ayant subi la hogra sont contraintes à courber l’échine. « On peut avancer sans se tromper qu’une très grande partie de la jeunesse algérienne est profondément convaincue qu’elle vit sous le règne de la hogra. Ce sentiment est profondément intériorisé au point où tous considèrent, même quand ce n’est pas le cas, qu’ils sont mahgourine », explique Chérifa Bouatta.
Sur le plan psychologique, la hogra ne laisse pas indemne. Dans les stades, rare espace d’expression pour des jeunes en quête de liberté, ils crient que la « harga » (immigration clandestine) vaut mieux que la « hogra ». Comme si l’unique moyen d’échapper à l’humiliation était de brûler ses papiers d’identité. « C’est l’identité même du sujet qui est ainsi attaquée, diagnostique le Dr Bouatta, vous vivez rejeté, exclu, méprisé… Ces sentiments sont très douloureux à vivre, ils engendrent la honte chez la victime de hogra et/ ou la colère et la révolte, d’où souvent les émeutes. » S’il est déjà établi que l’enfer était les autres, l’humiliation peut entraîner des conséquences souvent destructrices pour les victimes. Amrane Layachi, auteur d’un blog sur la hogra dont il se dit lui-même victime, affirme qu’il passe auprès de sa famille et de ses proches pour un « aliéné ». « La hogra, dit-il, amène des gens à mettre fin à leurs jours en s’infligeant d’atroces souffrances. D’autres sont au bord de la folie. Et même quand cela ne transparaît pas au premier coup d’œil, elle laisse des blessures qui ne guériront jamais. » Au fil du temps, l’Algérie devient, pour une partie de la population, un enfer très ordinaire…-
A l’ère des indignés de Hessel
Avant même le succès de l’ouvrage de Stephane Hessel, appelant à l’indignation, les Algériens avaient déjà montré des signes d’exaspération face à la hogra. « Non à la hogra » est d’ailleurs devenu, ces dernières années, un slogan politique. Cela pourrait faire penser au mouvement des indignés apparu dans plusieurs pays à la différence près que l’indignation passe, chez nous, par l’émeute.
Mais s’il y avait une analogie à faire entre les deux formes de protestation, il apparaîtrait que les deux mouvements pèchent par un excès d’utopisme et d’absence de solutions alternatives.
« Les déclinaisons de la hogra sont forcément multiples et en tout cas suffisamment ductiles pour devenir un argument d’élaboration d’un rapport de force avec les acteurs institutionnels – on l’a observé d’abondance et pas seulement en Kabylie – apparaissent, en même temps, encore trop floues pour initier de véritables mouvements sociaux porteurs autant de contestation que de projets alternatifs », souligne le sociologue Abdelmadjid Merdaci.
Abdenasser Djabi considère, pour sa part, que le « non à la hogra » est une « idée utopique visant à réaliser une société idéale ne se trouve pas sur le terrain ».
L’auteur de Indignez-vous, Stephane Hessel, explique, lui-même, qu’il faut « rapprendre à s’indigner » mais pas « n’importe comment ni contre n’importe quoi ». « Tout ne mérite pas l’indignation. Je crains toujours ceux qui s’en prennent aux institutions sans proposer d’alternative. » C’est là aussi un mal algérien. –
Amrane Layachi, auteur d’un blog contre la hogra : l’homme qui demanda à être déchu de sa nationalité algérienne
L’histoire d’Amrane Layachi, ex-cadre à la direction des impôts de la wilaya de M’sila, ressemble à une magistrale pièce de théâtre de l’absurde. Se disant victime de « la hogra », il aura surpris tout le monde en demandant, dans une lettre adressée au ministère de la Justice et celui des Affaires étrangères, à être déchu de sa nationalité algérienne. Comble de la provocation : il sollicite l’acquisition d’un passeport israélien. La réaction des autorités publiques ne se fit pas attendre : Amrane Layachi a été écroué, cinq jours après l’envoi de sa requête, pour… « divulgation d’informations secrètes au journal El Watan ».
« Ces informations ayant trait aux impôts n’avaient rien de secret, elles sont sur le Journal officiel, c’est juste qu’ils n’ont rien trouvé à mon encontre », nous a-t-il expliqué.
Son enfer a débuté lorsque ses responsables de la direction des impôts de la wilaya de M’sila l’ont accusé d’avoir falsifié un extrait de rôle. « J’ai eu à subir les foudres d’un lobby au sein de l’entreprise. On m’a démis de mes fonctions. Ayant fait un recours à la justice, j’ai été innocenté mais j’ai dû subir l’acharnement d’un groupe de personnes. Ce clan n’a cessé de grossir, englobant des membres de la police, un procureur, etc. Excédé par les pressions, j’ai préféré donner sa démission », raconte-t-il à El Watan. Son expérience de la hogra l’a amené à s’intéresser à d’autres cas de mépris. Il a ainsi lancé, sur la Toile, un blog consacré à la hogra hogra.centrblog.net dans lequel il répertorie soigneusement tous les cas d’injustice allant des affaires de mœurs aux scandales de corruption. « Depuis quelques temps, je n’arrive plus à poster quoi que ce soit sur mon blog, c’est comme si on me l’avait bloqué », confie-t-il.
Ayant renouvelé sa demande après avoir envoyé sa demande au ministère de la Justice, on lui remit, le 7 février 2012, la réponse suivante : « Dites-nous quel est votre problème, nous vous apporterons notre appui sur le plan légal. » Mais pour Amrane Layachi, l’affront qu’il a subi ne peut être lavé avec quelques mots.
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