La hausse du prix des denrées alimentaires a entraîné des troubles sociaux, mais elle a également offert une « fenêtre d’opportunité » pour revoir les stratégies mondiales en matière de lutte contre l’insécurité alimentaire, a indiqué un éminent spécialiste de l’aide alimentaire, alors que des experts et des organisations humanitaires, réunis à Rome le 16 avril pour trois jours, ont entamé une réflexion stratégique sans précédent sur la manière de repenser l’action humanitaire.
Les événements de la semaine dernière viennent confirmer les prédictions du Fonds monétaire international (FMI) selon lesquelles les conséquences de la hausse des prix des denrées alimentaires, qui ont augmenté de 48 pour cent depuis l’année 2006, « seront terribles » : le gouvernement haïtien a notamment été destitué pour n’avoir apparemment pas su mettre fin à une semaine d’émeutes de la faim. Une vague de manifestations, parfois violentes, contre la hausse du prix des denrées alimentaires a également secoué plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et d’Asie.
Cette situation a créé un sentiment d’urgence, même « si elle a mis en lumière un élément du débat stratégique autour des actions humanitaires à court terme, telles que l’aide alimentaire », selon Daniel Maxwell, professeur associé à la Friedman School of Nutrition Science and Policy de la Tufts University de Boston.
La hausse du prix des denrées alimentaires et du cours du pétrole a été durement ressentie dans le financement de l’aide alimentaire. « En 2007, l’aide alimentaire représentait 34 pour cent des contributions mondiales en aide humanitaire, un recul par rapport aux près de 50 pour cent de 2000 […] Pour le processus d’appel consolidé (CAP) 2008, l’alimentation, en tant que secteur, représente 36 pour cent du montant total de l’appel », pouvait-on lire dans le document stratégique « Rethinking Food Security in Humanitarian Response » (Repenser la sécurité alimentaire dans l’intervention humanitaire).
« En d’autres termes, il est probable qu’il y ait beaucoup moins d’aide alimentaire disponible en 2008, et cette situation confirme une tendance à la baisse dans ce secteur qui a commencé depuis plusieurs années ».
Ce document est actuellement utilisé comme base de réflexion à la conférence de trois jours organisée par CARE et Oxfam, des organisations humanitaires et d’aide au développement, au siège de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), à Rome.
Les auteurs, Daniel Maxwell, Patrick Webb, Jennifer Coates et James Wirth, ont soulevé des questions sur la nécessité de procéder à de meilleures analyses : évaluation des besoins et mesure de l’impact ; efficacité de l’intervention ; nécessité d’accorder plus d’attention à la réduction des risques ; architecture de l’aide – les organisations doivent-elles être structurées de façon à être spécialisées dans les problèmes humanitaires ou d’aide au développement ; financement – devrait-il y avoir des flux de financement séparés pour le CAP et les appels de fonds spécifiques ; et réformes des stratégies – revoir les mandats, les rôles et l’avenir des organisations humanitaires et des organisations non-gouvernementales (ONG).
La crise actuelle, déclenchée par la hausse du prix des denrées alimentaires, a contraint la communauté humanitaire à examiner de plus près les systèmes de distribution de l’aide humanitaire d’urgence et les possibilités de développement pour trouver des solutions à long terme, a indiqué David Kauck, analyste politique principal à CARE.
Comme le souligne le document, une trop grande part est faite à l’intervention humanitaire, qui est « souvent insuffisante et arrive trop tard », au détriment des actions de prévention, « ce qui ne permet pas de soulager durablement la souffrance [des populations] et contribue à réduire progressivement la capacité de bon nombre d’entre elles à faire face à la double menace de la souffrance endémique et des catastrophes à répétition ».
Repenser les stratégies d’aide humanitaire, une nécessité
Des années d’assistance humanitaire ne semblent souvent pas suffire à réduire la dépendance de manière significative. « Entre 2003 et 2006, la Somalie a reçu environ un milliard de dollars américains en contributions nettes de l’Overseas Development Assistance (ODA), contre seulement 161 millions de dollars en 1995-96 ».
« C’est un pays qui a gagné en visibilité en étant le plus éloigné des Etats touchés par le tsunami asiatique de 2005, et qui a pris de l’importance au niveau géopolitique dans la “guerre mondiale contre le terrorisme” en 2006-07 », ont souligné les auteurs du document.
« Pourtant, en 2008, la Somalie figure parmi les urgences du CAP, avec un besoin de financement estimé à 406 millions de dollars. Apparemment, à ce jour, aucune solution effective n’a été trouvée ni à l’insécurité alimentaire, ni aux besoins humanitaires. Pourquoi donc ? »
Probablement parce que « la situation s’est aggravée récemment – ce qui est en partie vrai, étant donné l’absence continue de pouvoir stable, les dissensions politiques, le conflit armé et les catastrophes naturelles à répétition (sécheresses, inondations, invasions acridiennes) », ont commenté les auteurs.
« Mais cela pourrait aussi s’expliquer par le fait que les ressources utilisées ces dernières années étaient insuffisantes pour résoudre ou au moins atténuer les effets de ces catastrophes, que l’assistance apportée était inadaptée ou que l’aide a mal été utilisée, ou encore que les ressources n’ont pas été dépensées de manière judicieuse – toutes ces remarques peuvent aussi être vraies », ont-ils poursuivi.
Certains pays semblent néanmoins renforcer leur sécurité alimentaire, ce qui a eu pour effet de réduire le nombre des appels d’urgence. « Il y a apparemment des choses qui se font correctement ; quelles sont-elles ? Sont-elles reproductibles ? Il faut partager les expériences pour capitaliser et maximiser ces acquis, qui dans bien des cas restent très fragiles », ont souligné les auteurs.
De nouveaux facteurs
Le document indique également que de nouveaux facteurs sont responsables des crises humanitaires, notamment les catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, dues en partie au changement climatique. De même, si les décès liés aux conflits sont en baisse, l’impact des conflits est réel : épidémies, déplacement et traumatisme des populations, entre autres problèmes, continuent de se produire.
Le nombre de personnes victimes de catastrophes ne cesse d’augmenter depuis les années 1980. Compte tenu de ces tendances à la hausse, « d’ici à 2050, le coût total des catastrophes naturelles pourrait être supérieur à 300 milliards par an et être une cause déterminante de l’incapacité des pays à atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement », selon le rapport.
Les crises humanitaires provoquées par les catastrophes naturelles ont été aggravées par la « concentration de plus en plus forte des populations dans des zones vulnérables, par la vulnérabilité croissante des populations dans les pays les plus pauvres – en particulier ceux confrontés à l’épuisement des ressources naturelles – et par la réduction du capital humain due au VIH/SIDA, à la tuberculose, et à d’autres maladies invalidantes ».
Dans les pays confrontés à une insécurité alimentaire, le changement climatique va probablement aggraver les contraintes existantes en termes de production et de consommation, en plus de la hausse des prix des denrées alimentaires et du carburant, qui constitue aussi un sujet de préoccupations, ont souligné les auteurs.
Près d’un tiers de la population la plus pauvre de la planète (27 pour cent) vit dans des pays fragiles ou touchés par les conflits et sera aussi exposée à d’autres dangers, qu’il s’agisse de catastrophes naturelles ou de nouvelles formes de conflits telles que les « guerres pour l’appropriation des ressources » – l’utilisation contestée des ressources naturelles, notamment de l’eau, du pétrole et même des terres arables – des phénomènes qui, selon certains analystes, sont de plus en plus probables.
« Cela signifie qu’il faudra prêter une plus grande attention aux liens existant entre les problèmes de mauvaise gouvernance (notamment l’interruption de la prestation de services sociaux), les conflits, et les conséquences humanitaires (telles que les épidémies…) », ont prévenu les auteurs.
« L’ampleur du problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui [du fait de ces nouveaux facteurs] est impressionnante – on peut en effet être dépassé par la situation – c’est pourquoi la coordination d’une réponse globale s’impose », a indiqué M. Kauck.
Une coordination nécessaire
Certains débats sur la réforme des stratégies ne sont pas nouveaux, selon Fred Mousseau, conseiller en stratégie à Oxfam. « Mais le document fait une analyse plus large des interventions humanitaires en insistant sur la prévention et la gestion des catastrophes, et le rôle des organisations humanitaires et d’aide au développement. Pour la première fois, il contraint la communauté humanitaire internationale à repenser son rôle en termes de stratégie ».
Selon les auteurs du document, « on se gargarise de protection sociale et de réduction des risques de catastrophe, en tant que catégories de programmes humanitaires ». Pourtant, disent-ils, « ce sont encore des catégories nouvelles : la prévention des risques ne figurait pas dans la comptabilité officielle de l’ODA jusqu’en 2005, puis une part infime lui a été réservée. Quant à la protection sociale, elle n’est pas prise en compte comme un secteur ou une catégorie programmatique ».
L’absence de leadership réel et de collaboration entre les organisations alimentaires ainsi nommées et leurs institutions financières partenaires a en outre été perçue comme une vacance de pouvoir qui « sera comblée par l’action des industries agroalimentaires multinationales et des nouveaux capitalistes philanthropes », ont prévenu les auteurs.
M. Maxwell a confié à IRIN que l’objectif n’était pas de plaider en faveur d’une stratégie descendante impliquant une « bureaucratie mondiale », mais plutôt de mettre l’accent sur une amélioration de la collaboration entre les organisations humanitaires.