La synthèse historique exemplaire écrite par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa sur les conditions de la décolonisation du Cameroun est un essai à la fois intelligent, précis, clair, qui dégage parfaitement les responsabilités françaises et camerounaises dans cet épisode à la fois sanglant, tragique et durable de l’histoire contemporaine.
« Le Cameroun contemporain, sorti tout droit de la tragique combinaison guerre de libération / guerre contre-insurrectionnelle/ guerre civile, que ce livre retrace de façon remarquable, est une entité sans poésie, tout à fait prosaïque, un agencement segmentaire, moi et gélatineux, dont le surmoi est demeuré colonial, c’est à dire pour l’essentiel, répressif. La sorte d’autoritarisme molaire, fait d’adhésion et d’inertie, qui aura caractérisé sont dernier demi-siècle, court tout droit aujourd’hui vers une bruyante impasse. » Tels sont les mots sur lesquels l’historien et universitaire Achille Mbembe termine la préface importante qu’il donne à cet ouvrage doublement historique.
Historique d’abord parce que son sujet est l’histoire. L’histoire du Cameroun et l’histoire de la France, dans ce moment si particulier, si unique, où ces deux territoires se séparent pour vivre, apparemment, deux existences séparées. De la manière dont s’est déroulée la rupture, découle naturellement la manière dont la séparation s’est traduite. Et toute l’organisation civique et politique du Cameroun pendant le demi-siècle qui suit son indépendance, et jusqu’à aujourd’hui, hérite de ce moment.
Ce petit livre à la fois didactique et intelligent est l’œuvre des trois historiens qui furent déjà les auteurs du monumental « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique » publié en 2011 aux mêmes éditions La Découverte.
Peu de découvertes nouvelles, donc, mais une mise en forme parfaite du déroulement de l’histoire, un découpage rigoureux des différentes phases historiques, remettant en scène les ruptures, mais surtout les continuités. Car ce sont les mêmes hommes et les mêmes doctrines qui précèdent, accompagnent et suivent la décolonisation. Ils en déploient les actes successifs sans perdre de vue leurs objectifs initiaux : faire en sorte que l’indépendance du Cameroun n’intervienne qu’au terme d’un processus contrôlé, maintenant l’essentiel de sa dépendance économique et diplomatique à travers un ensemble d’accords d’association qui enfermeront la nouvelle nation dans un tête à tête presqu’exclusif avec la France.
Um Nyobe, Moumié, Ouandié, trois leaders assassinés
Mais l’établissement de ce contrat post-colonial imposa la conduite d’une répression féroce contre toutes les forces politiques qui auraient pu s’y opposer, au premier rang desquelles l’UPC, l’Union des Populations Camerounaises, et ses leaders. Ruben Um Nyobe, assassiné en septembre 1958 dans sa région originelle de Sanaga Maritime, sera le premier à y laisser la vie, résultat probant de la politique de pacification « à l’algérienne » coordonnée par le Haut commissaire Pierre Mesmer, qui sera Gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, avant de devenir Premier Ministre de Georges Pompidou.
Suivront ses amis et camarades Félix Moumié, empoisonné au thallium par un faux journaliste, William Bechtel, travaillant en fait pour le SDECE, les services secrets français, le 13 octobre 1960, dans un restaurant genevois. Sa voix dénonçait avec force les termes du « pacte néocolonial » dont l’essentiel se concrétisera par « les accords bilatéraux » franco-camerounais, qui sont définitivement signés 10 jours après sa mort, le 13 novembre 1960.
Enfin le dernier dirigeant historique de l’UPC, Ernest Ouandié, ne rendra les armes et ne sera exécuté que 10 ans après l’indépendance formelle du Cameroun, capturé au terme d’une traque au long court, le 18 août 1970, dans son maquis du pays Bamiléké… en compagnie de l’évêque Albert Ndongmo, qui ne sera pas à ses côtés, en revanche, lors de son exécution le 15 janvier 1971 sur la place publique de Bafoussam.
Sa mort signe dans le sang le terme d’une séquence de décolonisation extrêmement violente, une guerre qui dura presque vingt ans, et dont l’intensité n’aura probablement d’égale qu’en Algérie. Guerre discrète pour autant, puisqu’elle se fera dans un silence assourdissant des médias occidentaux.
Guerre gagnée par la France, puisqu’elle aboutit à la mise en place d’un Etat camerounais formellement indépendant mais dont la souveraineté est encore largement entravée par les accords bilatéraux qui lui sont imposés dès sa création. Guerre à outrance, à la fois psychologique, idéologique, de propagande, et évidemment sanglante et tragique, dont les conséquences se font encore sentir sur les territoires qui en furent ravagés.