Les juifs tunisiens ont recréé dans le Belleville parisien et populaire ce monde de couleurs et de bruits qui a fait la célébrité de la corniche tunisoise des années 50. Avec le temps va, tout s’en va. Sauf les plus chouettes souvenirs. Reportage.
» Quoi ? Le 8 est non partant ? Et il me prend 120 francs pour ça, nik amou (nique sa mère) ! « . Penché sur son bulletin de tiercé, les yeux plissés derrière des lunettes en cul de bouteille, Bébert en postillonne de rage. La soixantaine bien tassée, une casquette de base-ball vissée sur une tignasse poivre et sel, Bébert, le » roi du couscous au poisson » se définit comme un » solitaire « .
La solitude, selon Bébert : 11h 45, il interpelle une demoiselle afin qu’elle dépose un petit baiser sur sa joue. 11h45 et 30 seconde, Bébert se rue sur un ami. » Labbès – Ca va ? « . Et claque sur les mains. Et claque sur l’épaule. 11h 45 et 40 secondes, les quelques passants de la rue Ramponeau chevillée au bas Belleville (Paris, 19 e arrondissement) se tiennent le palpitant : Bébert a demandé à un interlocuteur marchant à 200 mètres de là d’aller lui chercher du Mérou. 11h 46 Bébert poursuit sa moitié dans la salle encombrée de tables, photos de famille, portraits de rabbins et narguilé de cuivre, afin que cette sémillante sexagénaire en complet cuir qui se plaint d’un point de côté, accepte un massage au synthol. 11h 46 et 30 secondes : grand sourire. » Mon ami martiniquais, moitié niqué, comment il va ? » L’ami martiniquais, moitié niqué, a faim. A considérer l’énormité des kémias que Bébert lui ordonne d’avaler, la situation est assurément provisoire.
Thé aux pignons, bricks, couscous-poisson, casse-croûte…
Le petit restaurant de Bébert compte parmi la quinzaine de commerces juifs tunisiens qui s’étendent entre Belleville et Ménilmontant, imprimant une coulée bleue à travers ce quartier populaire du 19e arrondissement. » La Goulette sur Seine « , rigolent les habitués. A voir, à l’heure du déjeuner, la valse des kémias, des bricks dorées comme une gourmette, des casse-croutes débordants de miettes de thon, d’olives et de petits piments macérés, le tango des limonades maison et des anisettes pâles comme le lait, qui leur donnerait tort ?
Alors que le soleil printanier pointe laborieusement son museau ambré, on hésite à dresser les terrasses. Seules quelques vieilles Sépharades, » escargots de Bourgogne » pendus aux lobes et mise-en-plis savamment laquée, osent affronter la brise qui s’engouffre à travers le boulevard de la Villette pour parler mariage en dégustant l’inévitable » café-verre » ou le thé parfumé aux pignons. Peu importe. Arabesques kitch, frises turquoises comme le ciel de Sidi Boussaïd, comptoirs où se mêlent sacs de pistaches, safran en vrac, poutargues (oeufs de mulets séchés) tétanisées dans la cire, rappellent qu’ici, la grisaille parisienne n’aura jamais complètement gain de cause.
Derrière les enseignes phosphorescentes des restaurants Jeannot Kifolie et la Lumière de Belleville, des hommes en kippa servent les clients. Les pauses servent la palabre. L’oreille indiscrète apprendra, un : qu’il faut » se méfier des Mercedes immatriculées en Allemagne car on ne sait pas d’où elles viennent « . Deux : que » les affaires ne sont pas bonnes à cause de la politique de Jacques Chirac qui construit des HLM dans les quartiers commerçants « . Trois : » que les affaires ne sont pas bonnes « , non pas à cause de Jacques Chirac, » mais à cause de la télévision « . » Les gens restent chez eux devant le poste en mangeant des pizzas surgelées au lieu de venir dîner en famille « , martèle un homme engoncé dans un costume à carreaux, détachant chacune de ses paroles avec une application prophétique.
Hafsia c’est fini
Ils seraient entre 5 000 et 6 000 » Tunes « , juifs tunisiens, à avoir élu domicile dans le quartier, en deux vagues successives. A fréquenter la Synagogue de la rue Julien Lacroix. La première vague eut lieu après l’indépendance de 1956, nombre de juifs étant citoyens français, conformément au code colonial français – même si nombre d’entre eux ont participé aux instances dirigeantes du Néo Destour d’Habib Bourguiba. La deuxième est arrivé avec la guerre des Six jours, marquée par l’incendie de la Grande Synagogue de Tunis. Mais quand il s’agit d’évoquer les souvenirs de l’exode, les vieux » Tunes » affichent une pudeur contrastant de façon saisissante avec la croustillante extravagance de leur vie sociale. » La nostalgie du pays, connais pas « , assure Bébert. Droit dans les yeux. La vérité si je mens. L’explication viendra du vieux boucher cacher. Sourire indulgent aux lèvres. Sourire surmonté d’une moustache à la Clark Gable. Sourire doux-amer : » Nos enfants ont grandi en France. Ils se sont mariés en France. Ils sont Français. Hafsia (le vieux quartier juif de Tunis. Ndlr ), c’est de l’histoire ancienne. Alors tu comprends, fils, la nostalgie, on l’a. Mais on ne peut pas la garder « .
Véritable caisse de résonance, » la Goulette sur Seine » c’est aussi ces petits vieux qui viennent » aux nouvelles des anciens de là bas « , le temps de siroter une anisette ou une » boukha » (alcool de figue). Avec le temps, elles se font tristes, les nouvelles. Ainsi les avis de décès de David Allouch, dit » Dédé « , placardés en bonne place sur les murs décrépis. Entre le traiteur Naouri et Chlomo, le vendeur de légumes.