En Afrique subsaharienne le bilan des élites politiques est peu reluisant. Malgré quelques avancées, comme l’attestent aujourd’hui l’exemple de la réussite de l’alternance démocratique au Sénégal après une certaine crispation et le modèle de la démocratie apaisée du Botswana dans le cadre d’un bien-être collectif relatif de la population, la situation générale de l’Afrique laisse à penser que le devoir des élites modernes, qui consiste à conduire et à réaliser le projet de l’émancipation et du bien être communs, en articulant judicieusement la tradition et la modernité dans une synthèse originale, n’a pas été globalement accompli.
L’enthousiasme qui célèbre, en ce moment, le succès de la démocratie formelle au Sénégal ne doit pas faire oublier comme le souligne aujourd’hui un article du journal Le Monde que « Wade laisse ce pays pauvre dans un état médiocre : beaucoup de corruption, un secteur public accumulant les déficits, un chômage des jeunes désespérant. La croissance, ces dernières années, a été faible ; sur quelques 13 millions de Sénégalais, un sur deux est sous le seuil de pauvreté ».
De même, la condamnation unanime des putschistes maliens qui viennent de porter un coup à la démocratie malienne ne doit pas non plus faire oublier que cette démocratie n’a pas permis de réaliser la justice sociale et d’abattre la misère qui est à la source du putsch actuel autant qu’à celle de l’insurrection touareg.
Or cette situation de misère et d’injustice sociale qui génère l’instabilité politique s’inscrit dans une longue continuité historique. Un peu partout en Afrique, les bourgeoisies nationales et les intelligentsia locales, qui avaient pris la direction des Etats postcoloniaux s’étaient, dès le lendemain des Indépendances, invariablement transformées en une aristocratie administrative corrompue qui perpétuait à son profit les privilèges coloniaux. Sous la forme des partis uniques, les Etat postcoloniaux s’étaient dans la plupart des pays mués en machines autoritaires, répressives, insoucieuses du bien public et indifférentes à la dégradation des conditions de vie du plus grand nombre.
Aujourd’hui, les élites politiques modernes semblent largement engagées dans un processus de blocage du mouvement de démocratisation ou de sa perversion sous la forme de la démocratie du partage du pouvoir entre des obédiences politiques sans idéologie ni programmes communs que tout oppose. La lutte politique se réduit à une compétition entre les élites en vue de s’approprier les appareils d’Etat pour s’aménager des voies d’accès à la richesse et au prestige personnels. A cette fin, les populations sont instrumentalisées au moyen de l’ethnicisation de la politique, de la manipulation du régionalisme, du confessionnalisme, et du séparatisme.
la faillite d’une intelligentsia
A l’occasion de la récente crise politique sénégalaise, la défiance populaire et la dénonciation de la faillite des élites politiques modernes se sont exprimées symboliquement dans le sigle du mouvement de révolte de la jeunesse « Y-en-a-marre ». Sous l’expression « Y-en-a marre » est dénoncée l’entière responsabilité des élites dans la régression et la stagnation économique, politique et sociale de l’Afrique. Le mouvement de la jeunesse sénégalaise exige une révolution des mentalités qui fasse de l’intérêt général et du bien être collectif des populations l’objet central de la nouvelle politique africaine.
A l’image de Ruben Um Nyobè ou de Ernest Ouandié ou de Nelson Mandela en tant qu’hommes politiques, de Cheikh Anta Diop ou de Cheikh Hamidou Kane comme universitaires et écrivains, de Thomas Sankara sur le registre militaire , de nombreuses exceptions à cette faillite existent mais elles ne font que confirmer la règle générale qui consiste à capituler en oubliant l’intérêt général au profit des intérêts personnels et particuliers, en cédant aux contingences historiques et aux séductions des privilèges attachés à l’exercice du pouvoir.
Dès lors, la question des causes de la faillite des élites africaines s’impose. Pourquoi les élites africaines ont-elles été incapables de servir l’intérêt général et de promouvoir le bien-être collectif ? Pourquoi ont-elles été incapables de construire l’unité nationale dans les Etats-multiethniques africains ? Pourquoi ont-elles été incapables d’exercer un rôle de médiation entre la tradition et la modernité? Pourquoi n’ont-elles pas pu devenir des ponts et des passeurs culturels? Pourquoi ont-elles échoué à exercer leur fonction d’éclairement dans un contexte de dualisme culturel et de crise des chartres traditionnels? Pourquoi ont-elles plutôt été des forces de confusion, des générateurs de division, de clivage, de rupture et de conflits, des élévateurs de barrières, des forces de régression, de blocages et d’inertie ?
Le rôle de l’intelligentsia africaine semble, en effet, s’être cristallisé dans une fonction de clivage social et de séparation, au lieu de s’exprimer dans celui de la synthèse harmonieuse de la tradition et de la modernité, de la construction de l’unité nationale et de la solidarité sociale entre les diverses communautés rassemblées dans l’espace de l’Etat territorial postcolonial. Cette spécialisation dans le clivage, l’instrumentalisation, la dislocation sociale et économique, pourrait avoir sa source dans la genèse d’une nouvelle catégorie sociale qui fut produite par la colonisation pour des fins spécifiques.
Les élites modernes n’ont pas été les créations autochtones du développement historique endogène des sociétés africaines. Elles furent au contraire les produits spécialisés d’un ordre étranger qui aspirait à remodeler les sociétés africaines pour les soumettre à ses objectifs économiques et politiques propres. L’intelligentsia africaine, autant dans le cadre de l’acculturation forcée de la période coloniale que dans l’acculturation planifiée de la période postcoloniale, fut une nouvelle catégorie sociale qui fut produite pour en être l’opérateur autochtone.
L’instruction moderne fut introduite par l’autorité coloniale dans les sociétés traditionnelles africaines sous domination afin de créer une nouvelle dimension de statut autre que les anciens statuts liés aux lignages. Il s’agissait au moyen de ce nouveau statut auquel étaient désormais afférents le savoir le pouvoir et le prestige, de désorganiser la consistance archaïque des systèmes sociaux africains, par le dedans, pour les transformer irréversiblement selon les normes et valeurs occidentales. Les élites modernes ne furent, dans cette perspective, rien d’autre, que des sortes d’atomes radioactifs chargés de provoquer l’éclatement des anciennes structures sociales de leur hiérarchie et de leurs valeurs. La fonction sociologique et politique impartie à cette nouvelle élite autochtone née de la colonisation pour mener le jeu acculturatif, fut de briser la cohésion sociale ancienne pour reconfigurer la société traditionnelle selon une logique et des finalités différentes.
Sous la direction de ces nouveaux modèles sociaux, conformément à l’idéologie du développement, le jeu acculturatif aurait dû conduire à une transformation qualitative des sociétés traditionnelles africaines qui devrait aboutir à leur arrimage réussi au train de la modernité. Or, les diverses stratégies occidentales d’acculturation des sociétés africaines furent des échecs retentissants. Les élites modernes formées au moule de l’Occident ne furent pas des modèles à imiter pour le reste des populations. Elles apparurent très vite comme des étrangers désadaptés par rapport à leur milieu d’origine qui suscitèrent la méfiance des populations soumises par la force. Celles-ci les perçurent comme les relais de la domination étrangère. Leur rôle de médiateur interculturel fut largement supplanté par celui de rupteur social.
Une coupure entre le peuple et les élites s’institua dès les débuts de l’acculturation forcée durant la période coloniale. Elle s’approfondit après les Indépendances, au moment où les élites modernes occupèrent les appareils d’Etat laissés vacants par les colonisateurs, et mirent la dimension instrumentale de la connaissance occidentale au service de leur propre entreprise de domination interne.
Dans ce contexte, la reconstitution de l’unité du corps social fut artificielle. La marginalité de l’intelligentsia ne conduisit pas à une miscégénation culturelle dont elle devait être l’incarnation et le conducteur. Elle produisit des individus désadaptés incarnant un dualisme culturel insurmonté qui brisèrent les solidarités sociales africaines et furent les acteurs de nouveaux clivages dans les sociétés modernes en tant que nouvelle catégorie sociale dominante consciente de ses intérêts de classe.
Le dépassement de la coupure entre les élites et le peuple s’opéra alors sur le mode de l’instrumentalisation de l’ethnicité, de l’autochtonie, de la tradition et du plus grand nombre. La domination des nouvelles élites dans les Etats indépendants s’exécuta à travers l’exploitation politique des formes fossilisées de la culture traditionnelle. Cette instrumentalisation des traditions va permettre de maquiller tous les processus de clivage et de division sous le couvert d’une articulation de la modernité avec les coutumes.
Dans les sociétés africaines postcoloniales, ce qui apparaît alors à l’observateur extérieur comme une cohésion et un consensus social fondés sur une subtile adaptation de la modernité à la tradition, est en réalité une instrumentalisation de la culture traditionnelle. Cette instrumentalisation des structures traditionnelles permet aux élites de reconduire dans la société moderne les rapports d’inégalité et de dépendance personnelle caractéristiques de la vie communautaire traditionnelle tout en les pétrifiant.
C’est ainsi aussi que sous le prétexte de l’autochtonie, le recours aux traditions fossilisées, et non pas à l’esprit vivant des cultures traditionnelles et à leurs forces de spontanéité créatrice, permet d’introduire insidieusement des logiques anciennes dans les institutions modernes pour en corrompre le fonctionnement. C’est ainsi que les rapports d’inégalité, propres à la vie du village à structure lignagère fortement différenciée et à la grande famille dominée par la gérontocratie, sont réintroduits dans les sociétés modernes africaines par les élites qui transforment le peuple en clientèle politique personnelle et accaparent tous les postes influents aussi bien dans l’Etat que dans l’économie et dans toutes les organisations des sociétés civiles en gestation.
Grâce à cette subversion, la chefferie traditionnelle est dans le droit fil de la politique indigène coloniale convertie en autorité administrative de circonscriptions ethniques, clientèles des élites politiques dominant le gouvernement. Un conseil constitutionnel peut fonctionner sur le mode clientélaire pour garantir la conservation du pouvoir par un chef d’Etat. Un chef de l’armée ou de la police peut être nommé selon le critère précolonial de la dépendance personnelle pour asseoir la fidélité des forces armées. Sous la direction d’un président du parlement et d’un président de la cour suprême eux aussi nommés selon le principe traditionnel de la dépendance personnelle et des allégeances tribales, le législatif et le judiciaire peuvent être asservis à l’exécutif pour garantir la domination d’un autocrate dans l’Etat centralisé. Le parlement peut fonctionner comme un cadre où s’élaborent des lois servant exclusivement des intérêts particuliers. Le judiciaire peut être articulé par la logique de la palabre pour garantir l’impunité des élites modernes dominantes, être l’arme de la protection de la corruption ou être celle de la punition des adversaires politiques.
Dans cette instrumentalisation et cette manipulation multisectorielles de la tradition et des coutumes locales, la fonction de médiation et de synthèse culturelle est abandonnée par les élites modernes au profit de celle de rupteurs sociaux avides et corrompus qui clivent, obstruent empêchent la communication vivante entre la société traditionnelle et la société moderne, prélèvent leurs bénéfices personnels sur les deux systèmes sociaux mal articulés qui n’ont de contact que par leur intermédiaire.
Le principe de la division et de l’instrumentalisation fut le legs de la rationalité instrumentale qui a structuré le programme de l’éducation coloniale et postcoloniale, centré sur la formation d’une élite moderne au service de l’ordre nouveau, dont elle devait assurer la direction en tant que pouvoir autochtone.
Le rôle attribué aux élites modernes en tant qu’agents autochtones de transformation sociale fut donc celui de la rupture de l’ordre africain ancien et de son extraversion sous la logique de l’idéologie du développement et de ses finalités. Eduquées dans la séduction de la raison analytique occidentale qui permet de dominer la nature pour la soumettre, les élites modernes africaines en ont intériorisé le principe d’instrumentalité.
Relais autochtones de la domination de l’ordre nouveau en tant que responsables politiques, leaders du développement et meneurs du jeu acculturatifs, ils se sont réapproprié la logique interne de la rationalité instrumentale occidentale et le principe économique du profit personnel maximum fondé sur l’exploitation du plus grand nombre. L’usage de la force qui soumet, de la division qui permet de contrôler, de l’instrumentalisation qui permet d’utiliser un tiers pour atteindre une fin qui n’est pas la sienne, ont été ainsi établis en qualité de principes cardinaux de l’action politique des gouvernements et de l’administration des Etats par les élites modernes africaines. Le savoir moderne leur a conféré par-dessus-tout le pouvoir de dominer le plus grand nombre et de servir avec habileté leurs intérêts personnels.
Dans l’exercice de leur fonction de rupture et d’extraversion une marge d’indétermination qui est toujours la part irréductible de la liberté humaine existait cependant. Les élites modernes avaient la possibilité de refuser de servir le système. Elles le firent momentanément sous la colonisation en dirigeant les mouvements de révoltes qui aboutirent aux Indépendances africaines. Dans ce nouveau cadre, elles avaient la liberté de donner une autre orientation en se réappropriant la modernité pour la mettre au service du bien-être des populations des Etats dont elles dirigeaient le destin. La plupart choisirent par avidité et cupidité, la voie de la facilité en raison des bénéfices personnels qui en découlaient. Pour sortir de ce cycle où le legs malheureux du passé se transmet de génération en génération il ne reste encore aux élites modernes que le libre choix d’une autre direction qui fasse du service de l’intérêt général des populations et de la réappropriation culturelle de la modernité dans ce sens les principes sacrés et les buts en soi de la politique. Il ne reste encore aux élites politiques modernes que ces décisions individuelles inconditionnées et l’engagement qui renversent le cours de l’histoire. Il ne reste que l’exemplarité de plusieurs Nelson Mandela qui ensemencent l’histoire en devenant des modèles effectivement imités dans la succession des générations.