Un village, comme il y en a tant, perché sur les collines kabyles. Rien ne distingue Agouni Bouragh des autres villages. Il faut être patient pour monter les routes serpentines. Et essayer de comprendre les raisons de la colère. Car les Bouraghois en ont gros sur le coeur. Reportage.
Aner, Place des hommes. La discussion est passionnée, le ton monte. Chacun veut imposer son analyse sur la marche du 14 juin des Kabyles sur Alger. Le petit café tenu par Ali est trop exigu pour contenir les 20 jeunes bouraghois en ce mois de juin. La chaleur est étouffante. Il fait 40 degrés à l’ombre. Quatre lycéens jouent à la coinche, jeu de cartes préféré des habitants. Ils font monter les enchères en hurlant pour couvrir le bruit des » politiques « . » Bouteflika (président de la République, ndlr) part perdant avec nous, même s’il prend les meilleurs conseillers au monde, il n’arrivera pas à nous calmer, berner car nous, nous n’avons rien à perdre. Depuis son arrivée, notre horizon, qui était déjà fort limité, s’est bouché. No future ! « , poétise Mustapha, diplômé en agriculture à la recherche d’un emploi.
Les chiffres mabouls
Maison-Djamaa. Agouni Bouragh, comme toute la région de Larbaa Nath Irathen, est épargnée par le terrorisme. Les habitants regardent de loin la guerre que se livrent les islamistes et l’armée algérienne. Du haut des montagnes du Djurdjura, les Bouraghois assistent en spectateurs à » une guerre qui ne (les) intéresse pas « . » Le terrorisme ici s’appelle chômage et ennui. Les gens évitent de montrer qu’ils souffrent, qu’ils n’arrivent pas à boucler le mois. Le taux de chômage en Algérie n’est pas de 70 %. Au village, il est plus facile de compter les personnes qui travaillent que celles qui restent oisives malgré elles « , s’indigne Tahar. Les autorités algériennes avancent le chiffre de 30 % de chômeurs.
Le malheureux touriste qui ose s’extasier de la beauté des montagnes nues du Djudjura est immédiatement sermonné par Tahar. » La beauté ne se mange pas et ce n’est pas le paysage ou les maigres oliviers qui nous feront vivre « . Le drame de la Kabylie est géographique. Les terres, comme apeurés par les montagnes, se précipitent à pic vers la mer. Pour aller à Larbaa Nath Irathen, le passager n’a pas le choix. Il faut qu’il escalade des chemins tortueux tout en pente.
Les chemins qui montent
Les Gendarmes. Il est 16 heures, le soleil refuse la clémence aux Bouraghois qui se réfugient à l’ombre. » La vie se passe en dehors de la maison. Il fait trop chaud pour rester chez soi. D’ailleurs, il est temps de monter à Larbaa Nath Irathen « , s’enthousiasme Redouane, lycéen. Tous les jours, de jeunes manifestants attaquent le siège de la gendarmerie avec des pierres et des pneus incendiés. Les gendarmes ripostent avec des gaz lacrymogènes et des…pierres. » C’est l’intifadha ! Ce pouvoir arrogant doit comprendre que l’usage de la force ne nous fera pas plier. Il faut que les gendarmes s’en aillent d’ici « , tranche Redouane.
Il arrive que les manifestations dégénèrent. Ce mercredi 20 juin, les gendarmes, forts du renfort des parachutistes, ont décidé de lancer des expéditions punitives. En quelques minutes, ils deviennent maîtres de la ville. Bilan : un manifestant tué et de nombreux commerces saccagés par les forces de l’ordre. De retour au village, Redouane est très choqué. » Ils se comportent en armée d’invasion. Je les ai vus tuer un jeune volontairement avec un camion de marque Iveco. Ils ont frappé les pompiers venus éteindre un incendie qu’ils ont eux-mêmes allumé. Ils nous ont fait la chasse dans toutes les rues de la ville « .
19 h 15. Les habitants, rentrés un peu plus tôt chez eux, reviennent discuter des » événements du jour « . Ils sont allés regarder les journaux télévisés des chaînes de télévision françaises. Déçus, ils n’ont eu droit qu’à quelques secondes en off sur des images de la marche de la semaine dernière. » Tout le monde capte les chaînes françaises, personne ne regarde la Zéro (télévision algérienne, le décompte commence par la une TF1, ndlr). Nous avons même Canal + gratuitement. Mais il fait trop chaud pour regarder la télévision « , constate Kamel.
Demain, Mustapha continuera de chercher du travail, Tahar d’analyser la situation et Redouane ira » bombarder » les gendarmes avec des pierres. La vie continue. Les filles ne sont pas encore sorties dans la rue.