Le Festival du film de Paris nous a fait découvrir The Wooden Camera (la caméra de bois) de Ntshaveheni Wa Luruli, récompensé au palmarès pour la photo. Le réalisateur sud-africain nous parle de son film, de son pays et de son engagement d’artiste.
Ntshaveheni Wa Luruli a été l’élève de Milos Forman et travaillé aux côtés de Spike Lee. Son deuxième film, The Wooden Camera est une interpellation quant à l’avenir de son pays, l’Afrique du Sud. Deux amis, Madiba et Sipho découvrent un cadavre, un pistolet et une caméra. La caméra revient à Madiba et l’arme à Sipho. Ces adolescents scellent ainsi leur destin, comme tous les Sud-Africains qui doivent tous les jours décider de leur avenir dans cette Afrique du Sud post-Apartheid. Ntshaveheni Wa Luruli nous décrit un pays qui se débat entre les démons du passé et un futur plein d’espoir. C’est un poète de la caméra – il utilise le concept de Poétic reality pour décrire son travail – et un réalisateur conscient de sa responsabilité de citoyen, que nous avons rencontré.
Afrik : Dans votre film, deux options se présentent à travers Madiba et Sipho, les héros de votre histoire : la vie ou la violence. Est-ce à dire qu’en Afrique du Sud, on a le choix qu’entre ses deux possibilités ?
Ntshaveheni Wa Luruli : Oui et non. Non, parce que le film est une métaphore de l’avenir de l’Afrique du Sud après l’Apartheid. Il montre le combat entre les options qui s’offrent aux Sud-Africains : continuer de vivre dans le passé ou se tourner résolument vers l’avenir. Une problématique qui concerne aussi, et surtout, les jeunes. Ils doivent prendre leurs responsabilités et tirer profit de cette démocratie qui leur est offerte. Les enfants qui ont l’âge de Madiba et Sipho – 14 ans- sont d’ailleurs nés dans cette nouvelle Afrique du Sud. Ils ne savent pas ce que c’est l’Apartheid. Ces derniers ont à choisir entre cette vision positive qu’incarne Madiba – le surnom de Nelson Mandela – ou abuser, à l’image de Sipho, qui veut dire cadeau en zulu, de cette liberté. Le film traite un peu de tout cela de façon très poétique, très symbolique. Mais il est vrai qu’il y a beaucoup de violence en Afrique du Sud.
Afrik : Vous n’êtes pas l’auteur du scénario de ce film. Mais l’histoire de Madiba n’est-elle pas un peu la vôtre ?
Ntshaveheni Wa Luruli : Ce qui me rapproche de Madiba, c’est son côté solitaire. Quand j’étais adolescent, mon père m’avait offert un petit appareil photographique, et j’avais l’habitude de tout photographier dans le township comme Madiba qui filme tout avec sa caméra. J’ai d’ailleurs fait de la photographie et mes œuvres ont été exposées dans les années 80. Après, je suis parti aux Etats-Unis pour étudier le cinéma puisque je n’avais pas la possibilité de le faire dans mon pays. Quand j’étais petit, nous avions le choix entre le football et le cinéma. Et quand nous allions voir un film, nous étions très attentifs parce que nous en discutions entre nous après. Il faillait donc parfaitement maîtriser son sujet sinon on était quelque peu exclu. Je connais aussi très bien l’univers de Sipho parce que j’ai grandi dans la violence.
Afrik : Le passé est encore très présent dans la tête des Sud-Africains, comme le père de Madiba où le père d’Estelle qui redoute les nouvelles amitiés de sa fille avec Sipho et Madiba…
Ntshaveheni Wa Luruli : Avant, en Afrique du Sud, les gens étaient classés selon leur couleur de peau. Les Blancs étaient les citoyens, puis venaient les mulâtres, ensuite les descendants d’Indiens et enfin les Noirs. Et il y a beaucoup de personnes, qui, comme le père d’Estelle, se sont fait passer pour des Blancs. Ils bénéficiaient ainsi de meilleurs salaires et avaient plus de facilités. Le père d’Estelle a tout fait pour oublier ce passé et l’attitude d’Estelle – qui n’est en réalité qu’un retour aux sources – réveille en lui ses vieux démons.
Afrik : La Caméra de Bois est votre second film. Comment l’avez-vous abordé ?
Ntshaveheni Wa Luruli : Je me considère toujours comme un étudiant du cinéma, qui cherche à trouver son propre style, qui cherche sa voie. Sur ce film, j’ai surtout travaillé ma technique. J’ai essayé de rendre dans ma façon de filmer le côté informel, déstructuré du township. Une démarche artistique qui s’inspire d’une certaine manière du cubisme.
Afrik : Quel regard portez-vous sur l’Afrique du Sud dix ans après la fin de l’Apartheid ?
Ntshaveheni Wa Luruli : C’est une décennie pendant laquelle les bases pour construire ensemble une Afrique du Sud prospère et démocrate ont été jetées. Je n’apprécie pas beaucoup les politiciens, mais il faut reconnaître qu’en dix ans, ils ont fait plus pour l’Afrique du Sud que pendant toutes ces années d’Apartheid. Les gens ont désormais accès à l’eau potable… Néanmoins bien des choses restent encore à faire. Comme donner du travail aux gens, ce qui participera certainement à réduire la criminalité, leur permettre de s’éduquer. Les personnes illettrées vivent dans le passé et continuent de recourir à la médecine traditionnelle qui est souvent impuissante face à des maux comme le sida. Plus ils seront éduqués, mieux ils seront réceptifs aux messages de sensibilisation et à même de changer leurs comportements sexuels. Par ailleurs, s’ils ont du travail, ils seront plus occupés par leur avenir et moins omnibulés, à mon avis, par le sexe.
Afrik : Quels sont, selon vous, les défis des artistes, des cinéastes sud-africains ?
Ntshaveheni Wa Luruli : C’est de ne pas oublier le passé. Il y a très peu de réalisateurs noirs, nous pouvons commencer à réaliser nos propres films sans que les Blancs nous indiquent leurs desiderata. Il s’agit pour nous de raconter le passé et le présent de l’Afrique du Sud avec honnêteté, réalisme et justesse. C’est un vrai défi pour les réalisateurs que nous sommes. Nous avons des responsabilités dans la mesure où l’Afrique du Sud est le dernier pays africain à être indépendant. Nous sommes le dernier espoir. A nous de relever ou non ce défi.
Afrik : Quand on va en Afrique du Sud et quand on demande aux Noirs si l’Apartheid est terminé, leur attitude est souvent très mitigée. Pourquoi selon vous ?
Ntshaveheni Wa Luruli : C’est une réaction qui s’explique. Les Noirs ont beaucoup souffert mais ils ont pardonné aux Blancs. Dans quel pays, on a vu cela ? Des gens pardonner sans chercher à prendre leur revanche ? Les Blancs, cependant ne font rien en contrepartie et nous en demandent toujours plus, continuent de vouloir notre sang. Les gens sont quelque peu excédés par cette situation.
Afrik : Vos récompenses, l’Oscar de Charlize Theron… Le cinéma sud-africain a le vent en poupe…
Ntshaveheni Wa Luruli : C’est vrai que toutes ses récompenses ont mis en exergue le cinéma sud-africain, surtout qu’à Berlin nous avons été tous les deux récompensés. L’Ours d’argent de la Meilleure Actrice, pour elle, et l’Ours de Cristal pour moi. L’Afrique du Sud n’est désormais plus seulement un décor romantique pour films étrangers.
Afrik : Sur afrik, nous avons eu une polémique sur le fait qu’un Blanc ne pouvait être considéré comme un Africain à la suite d’un article sur l’Oscar de Charlize Theron. Qu’en pensez-vous ?
Ntshaveheni Wa Luruli : Nous venons tous d’Afrique. Nous sommes donc tous Africains et ce n’est pas une question de couleur. Et de toute façon, Charlize est Afrikaner.
Afrik : Quels sont vos projets cinématographiques ?
Ntshaveheni Wa Luruli : J’ai un film en projet qui s’intitule Salina’s People. C’est l’histoire d’une nounou noire. Elle souligne toutes les contradictions que contiennent les rapports entre Noirs et Blancs. Ces derniers sont souvent élevés par des femmes noires qui les nourrissent parfois au sein et quand ils grandissent, ils deviennent les maîtres. Mais pour ces femmes, ils continuent d’être des enfants qu’elles protègent même contre les leurs qui sont révoltés. Cette faculté à pardonner est inhérente à leur culture. En zulu, cela s’appelle l’« Ubuntu », terme que l’on pourrait traduire par « le fait d’appartenir tous à la race humaine » : nous sommes tous des êtres humains. L’autre est par conséquent mon prochain.
Afrik : Pensez-vous revenir à vos premières amours ?
Ntshaveheni Wa Luruli : J’en ai l’intention mais le matériel coûte cher. Je veux désormais avoir ma propre chambre noire.