La pornographie a pris dans la société contemporaine, avec l’essor d’Internet et des réseaux sociaux, une place qu’elle n’avait jamais eue dans les millénaires antérieurs de l’histoire de l’humanité. Le fait que cette mutation ait été progressive, à cheval sur deux ou trois générations, avec des paliers technologiques tels que la cassette vidéo, le DVD, puis la diffusion de masse sur Internet, a masqué l’ampleur du phénomène. Il s’agit pourtant d’un bouleversement total du rapport au sexe. Du coup, étudier la manière dont la pornographie constitue dans la société moderne un des biais majeurs de la représentation idéologique de la domination sociale ou politique est aujourd’hui plus que pertinent.
Or le lien entre pornographie et représentation de la domination sociale ou politique croise de manière insidieuse le rapport de force qui existe dans les sociétés développées entre les différentes communautés qui les composent. Ainsi étudier la manière dont les sociétés européennes et nord-américaines représentent dans la pornographie le rapport entre blancs et noirs, et le plus souvent blancs et noires et noirs et blanches, permet de mesurer l’ampleur des représentations et stéréotypes des rapports interraciaux, dans une démarche comparable à celle de Pierre Bourdieu étudiant « la Domination masculine » comme construction sociale idéologique et symbolique des rapports entre les sexes.
Plusieurs études plus ou moins sérieuses, à la fois dans la définition de l’objet étudié et la valorisation statistique des « consommations » des productions érotiques et pornographiques selon les époques, mettent en évidence deux traits principaux : d’abord, l’essentiel sinon la quasi totalité de la production des oeuvres considérées sont le fait des pays du Nord, Amérique et Europe du Nord. L’étude de la pornographie asiatique, second grand foyer de production, est de ce point de vue encore à mener. Ensuite, le rapport entre les acteurs et actrices noirs et blancs apparaît comme relativement codifié avec des différences sensibles selon les zones géographiques.
Pour résumer à grands traits les principales conclusions auxquels les chercheurs parviennent, on constate que la pornographie est l’un des lieux symboliques de l’affrontement social entre les noirs et les blancs, d’une manière largement différente aux Etats-Unis et en Europe, tout particulièrement en France. Aux Etats-Unis, on note une très forte dérive sadomasochiste du rapport racial, et ce dans deux directions singulières : d’une part la construction d’un stéréotype de la « blanche » soumise livrée aux assauts des étalons blacks dominateurs, d’autre part l’expansion d’une veine créative nouvelle, dans laquelle les hommes blancs sont eux-mêmes soumis à des femmes noires dominatrices. Que cette représentation dans l’ordre fantasmatique d’une société précisément inverse de la société américaine contemporaine, où dans nombre d’Etats « blancs » les conduites de domination sociale sont précisément inverses, et où la population noire est réduite à des fonctions et rôles subalternes, constitue une énigme socio-psychanalytique. Certains chercheurs ont tenté de voir dans ce renversement fantasmatique des rapports de domination sociaux une forme de combat sciemment conduit par des producteurs-activistes, soucieux de subvertir à travers l’érotisme et l’imaginaire des Américains un ordre social injuste. Cette thèse est peu convaincante, et mériterait d’être affinée en termes de réception : qui consomme cette production? Les blancs ou les noirs? Comment justifier dans le premier cas cette recherche d’une inversion du rapport de force social? Et dans le deuxième cas s’agit-il réellement d’un véritable appel à l’insurrection par le sexe? Il est permis d’en douter.
Le cas américain se complique du fait de l’existence, sur les réseaux sociaux, de nombreux sites suprématistes blancs qui construisent une idéologie sexuelle inverse, plus proche de l’imaginaire raciste des maîtres blancs face aux esclaves noires. Ainsi ce que l’étude plus poussée de la création fantasmatique américaine révèle c’est tout simplement que le conflit social persistant entre les descendants des anciens esclaves et les descendants des ancien maîtres n’est pas éteint, malgré l’élection d’un Obama à la Présidence des Etats-Unis. Il continue de nourrir dans les imaginaires érotiques des Américains d’aujourd’hui, un implacable combat entre des représentations qui rejouent ou inversent les relations de domination ancestrales.
Qu’en est-il en Europe, vieux continent dont l’idéologie coloniale a été durablement imprégnée de représentations sexualisées des populations dominées. Les études sur les photographies et les représentations des populations noires depuis le XIXème siècle montrent que derrière le regard ethnographique se cachait une théorie implicite de domination ethnique du blanc sur le noir. Parallèlement aux collections ethnographiques, les collections pornographiques fleurissaient, qui proposaient également une répartition conforme à celle de l’ordre colonial : hommes noirs réduits à des rôles ancillaires, femmes noires exploitées sexuellement par des blancs en situation de domination de fait.
La production pornographique européenne est-elle également le théâtre de l’inversion des valeurs de domination que connaît la production américaine? Il est plus difficile de l’affirmer, sauf à considérer un sous-genre original, celui de la production pornographique homosexuelle interraciale, singulièrement masculine (mais également féminine). Cette production comporte une grande partie d’oeuvres sadomasochistes, sous l’influence de l’imagerie gay « cuir ». Or l’analyse de ce corpus particulier rejoint les stéréotypes découverts dans la production hétérosexuelle (mais aussi gay) américaine : hypostasie du corps viril des noirs, « ithyphalliques et pioupiesques » pour paraphraser Rimbaud, à propos des soldats vulgaires et brutaux qui l’agressent sexuellement. En clair : la construction fantasmatique gay européenne et singulièrement française est bien aussi celle du noir sexuellement dominant.
Mais l’analyse des origines des producteurs français responsables de la construction de ces stéréotypes érotiques collectifs montre qu’il ne s’agit pas d’une volontaire inversion des rapports de force sociaux par une communauté noire activiste et consciente de subvertir ainsi les racines de la domination blanche. Une analyse psychanalytique des faits sociaux conduirait vraisemblablement au contraire à y voir l’expression ultime de la culpabilité européenne (et singulièrement française) face à l’histoire coloniale, domination culturelle et économique mal assumée, trouvant dans l’érotisme une forme d’expiation symbolique. La réflexion (à tous les sens du terme) ne fait que commencer…