Si Sumagne Joseph-Francis crée à partir de matériel de récupération, il a résolument un talent universel. L’étonnant artiste camerounais est l’une des grandes attractions de la sélection officielle de la biennale des arts de Dakar. Génie d’un style, maître d’un concept, il revient sur les fondements de son travail.
De notre envoyé spécial à Dakar
Des œuvres d’art faites à partir de matériel de récupération. Sumagne Joseph-Francis, invité de marque de l’exposition Afrique de la sixième biennale des arts de Dakar, a conquis le cœur du public avec un stupéfiant travail de création. Ciselés avec finesse et inspiration, les personnages qu’il présente au Dak’art élèvent son talent au rang d’orfèvrerie. L’artiste camerounais, longtemps incompris, explique ici son univers. Un univers basé sur une écriture artistique : le jalaa.
Afrik : Comment définissez-vous votre travail ? Comme une œuvre de récupération ?
Sumagne Joseph-Francis : Pas exactement. C’est du matériel vu avec un deuxième regard. Parce que le mot récupération est un peu péjoratif. Quand on parle de récupération, on pense à quelque chose qui n’a pas de considération.
Afrik : Créer à partir d’éléments de récupération répond-t-il à des contraintes économiques ou est-ce un véritable parti-pris artistique ?
Sumagne Joseph-Francis : Les gens croient effectivement que j’utilise du matériel de récupération pour des raisons économiques. Mais pour moi, c’est tout à fait le contraire. C’est par parti-pris que j’y suis arrivé. Je travaille sur le degré zéro du volume, le plus petit volume consciemment utilisé en sculpture, par contraste avec le bois qui n’offre aucune surface et qu’on exploite par des enlevées. Je travaille avec le matériel de récupération parce que c’est là que je trouve le plus de volumes variés possibles.
Afrik : Comment est perçu votre travail par le public camerounais ?
Sumagne Joseph-Francis : Les gens ne comprennent pas. Les plus fermés disent que je suis fou. Au Cameroun, quand on parlait de ma sculpture qui a 12 mètres de hauteur, « La Nouvelle Liberté », on disait : « Le fou de Déido (ville natale de l’artiste, ndlr) ». Mais, petit à petit, les gens ont appris à aimer cette sculpture.
Afrik : Cette œuvre, tout à fait avant-gardiste, est tout de même placé en plein Douala.
Sumagne Joseph-Francis : L’œuvre est situé à un endroit très stratégique et c’est à dessein que nous l’avons choisi, parce qu’une écriture comme le jalaa doit être vraiment visible et exposée au public.
Afrik : Qu’est ce que le jalaa?
Sumagne Joseph-Francis : Le jalaa, signifie le sur-soi en bamendjou (langue vernaculaire du Cameroun, ndlr). Quand tu atteins ce degré de sur-soi, tu peux marquer ton existence et ton passage sur terre. C’est la clé qui balise mon univers artistique. Techniquement, le jalaa signifie la finition du volume. Quand je parle de jalaa au niveau technique, on comprend très vite qu’entre les mots et la réalisation il n’y peut être pas une relation directe. Mais cela prend vraiment sa place quand on prend le concept philosophique et celui de l’universel.
Afrik : Comment s’est passée l’aventure de la très controversée « Nouvelle Liberté » ?
Sumagne Joseph-Francis : Des promoteurs avaient entendu parlé de l’écriture du jalaa, qui était une chose nouvelle dans le domaine des arts plastiques. Ils ont été curieux de voir de quoi il retournait et sont venus me trouver à Yaoundé. Ils ont été conquis et m’ont proposé le travail sur « La Nouvelle Liberté ». J’y ai travaillé deux ans et demi. La sculpture représente un athlète à l’allure pharaonique. La symbolique de cette œuvre est profonde. Elle est en contraste avec la statue de la liberté qui se trouve aux Etats-Unis et qui a une flamme entre les mains : un symbole de conquête. « La Nouvelle Liberté » à Douala est une liberté de la reconsidération de soi et du respect de l’autre. Pour moi, la liberté est celle qu’on mérite, pas celle qu’on arrache. Quand vous avez mérité quelque chose, vous n’avez plus à penser à le défendre car cela fait dès lors intrinsèquement partie de vous.
Afrik : « La Nouvelle Liberté » a suscité beaucoup de critiques à votre égard. N’est-il pas difficile d’assumer le fait d’être un artiste incompris ?
Sumagne Joseph-Francis : Qu’on dise que je ne suis pas normal, c’est effectivement dur à assumer. Ça a été très dur au Cameroun. Mais il y a un proverbe bamendjou qui dit : « Si tu veux circoncire un enfant, il ne faut pas écouter ses pleurs ». Si tu possèdes un message que tu trouves important à faire passer à la société, il ne faut pas écouter les pleurnicheries des personnes qui ne comprennent pas, sinon tu n’avanceras jamais. Ces personnes te freinent parce qu’elles voudraient que tu t’abaisses à voir les choses à leur niveau.
Afrik : On vous jugeait uniquement sur des critères esthétiques ?
Sumagne Joseph-Francis : Pas seulement. Certaines personnes disaient que la sculpture les effrayait la nuit. Mais, même les personnes qui acceptaient l’œuvre se demandaient « de quelle tribu il vient celui-là ? C’est peut-être un Bamiléké de l’ouest. Il ne faut pas qu’il fasse ça ici, il a implanté sa magie ». Alors que ce n’était qu’une œuvre d’art avant-gardiste qui proposait une nouvelle façon de voir l’esthétisme. Le jalaa remet en question justement cette notion. Car après tout qu’est ce que l’esthétisme ? Le journal La Nouvelle expression avait titré en Une, un article me concernant : « Les merveilleuses laideurs de Soumegne »…
Afrik : Avez-vous depuis acquis une reconnaissance au Cameroun ?
Sumagne Joseph-Francis : Oui, au Cameroun et ailleurs. Au Cameroun, quand la pression vient de l’extérieur, on digère plus facilement les choses. « La Nouvelle Liberté » se vend maintenant sur les cartes postales. Elle est déjà intégrée dans le patrimoine culturel national. Les Camerounais qui parlaient autrefois de moi comme d’un fou ne savent plus comment me regarder parce qu’ils constatent qu’ils étaient en retard par rapport aux autres.
Afrik : Quels sont vos thèmes prédilection ?
Sumagne Joseph-Francis : Le jaala est une écriture que l’on peut utiliser sur n’importe quel thème. Au delà des thèmes qu’un artiste aborde, il faut avant tout qu’il sache parler de ses œuvres. On peut faire une œuvre, mais il faut savoir ce que tu vas dire de cette œuvre. L’artiste passe son temps à demander l’audience mais il faut formaliser votre message pour qu’on comprenne le sens de votre travail.
Afrik : Quelle est l’œuvre dont vous êtes le plus fier ?
Sumagne Joseph-Francis : Il y a une œuvre en Allemagne qui s’appelle « Œil de Lynx ». Elle a été inaugurée le 27 septembre 2001 à Hambourg. C’est une sculpture faite avec du mouvement. Une inspiration pharaonique où le personnage regarde dans un sens alors que ses pieds sont tournés de l’autre côté. C’est un symbole pour montrer que l’humanité se cherche de manière très désordonnée. Elle veut avancer en regardant en arrière. Elle veut aller ici mais elle regarde par là.
Afrik : Quelles sont vos ambitions en tant qu’artiste ?
Sumagne Joseph-Francis : Mon ambition et ma mission sont de participer pleinement à l’universel, à la quête de l’Homme.
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