Par Abdoulaye Diallo
Au soir du 4 février 2012, l’opposition sénégalaise regroupée autour du Mouvement des forces vives du 23 Juin (le M 23) a pu s’entendre sur le principe de commencer à battre campagne, conformément à la programmation officielle du processus électoral de 2012. Selon les témoins, cette décision a été le fruit d’un débat houleux au sein de la coalition des partis de l’opposition, des mouvements citoyens, de la jeunesse et des organisations de la société civile sénégalaise. Une consultation qui a duré jusque vers les coups de 5 heures du matin et durant laquelle la menace du boycott de l’élection présidentielle a été brandie par une grande partie de ses membres, avant de finalement céder aux arguments de la thèse de participation au scrutin. Arguments défendus essentiellement par les principaux postulants, à savoir Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, Idrissa Seck et Macky Sall, leur candidature étant déjà retenue par le Conseil constitutionnel qui est l’organe qui légifère sur les élections au Sénégal.
La décision du M 23 de se soumettre au calendrier électoral officiel a été prise cependant avec une résolution claire, celle d’adopter une plate-forme d’actions communes visant à barrer la route à la candidature inconstitutionnelle d’Abdoulaye WADE à un troisième mandat et de le pousser éventuellement à se retirer des joutes électorales de 2012. Pour ses leaders, c’est en restant dans le jeu qu’on peut combattre l’illégitimité ! C’est dans cette optique d’opposition à toute proposition de boycott des élections présidentielle de 2012 que le candidat Cheikh Tidiane Gadio, leader du MPC Luy Jot Jotna, avait annoncé lors d’une récente conférence de presse que « Le boycott des élections est totalement exclu. Le MPCL insiste pour que la campagne électorale, si elle a lieu, serve d’abord et avant tout le combat contre la présence illégale de WADE dans le processus, et le contraigne à se retirer en usant de tous les moyens que nous offrent la constitution et les lois de la république ».
Par ces mots, on peut présager que la candidature de Wade sera sans doute mise à rude épreuve tout au long de la campagne électorale 2012.
Les partis du M 23 ont très tôt pressenti le désir de Wade de stimuler une situation quasi-insurrectionnelle de contestations et de confrontations physiques qui favoriseraient le recul de l’organisation de l’élection présidentielle. Ce qui bien évidemment entrainerait une situation dans laquelle le candidat sortant serait en position de rester encore au pouvoir plus longtemps que prévu par la Constitution, à la manière de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Pour contrecarrer ce plan sournois, le M 23 décide alors de battre campagne pour rester et se maintenir dans le jeu tout en clamant l’illégitimité de la candidature de Wade et l’empêcher éventuellement de briguer le pouvoir pour une troisième fois en 2012.
Seulement, cette concession de taille, à y regarder de prés, arbore les contours d’une capitulation qui en dit long sur le dilemme auquel la coalition des leaders de l’opposition au sein du M 23, a été confrontée depuis la décision du Conseil Constitutionnel sénégalais le 28 janvier 2012 de valider la candidature d’Abdoulaye Wade et d’écarter de la course électorale un candidat aussi catalyseur que Youssou Ndour, chanteur, leader du mouvement citoyen Fekké maci bolé et candidat indépendant à l’élection présidentielle. Son entrée en jeu dans le processus électoral de 2012 a sans nul doute été à l’origine de l’internationalisation des enjeux de l’élection présidentielle, ceci par l’entremise des médias nationaux, mais surtout internationaux qui y trouvent leur compte. En effet, le scoop d’une élection dans laquelle participe un chanteur d’envergure planétaire, devenu candidat présidentiel et présidentiable, était trop alléchant pour faire la sourde oreille. Surtout quand celui-ci a en face de lui un candidat âgé de plus de quatre-vingts ans qui préfère se battre plutôt que de lâcher du leste pour une retraite bien méritée après plus d’une décennie au pouvoir. La candidature de You, comme l’appellent ses fans, a été déterminante en mettant à nu à l’échelle mondiale la tentative d’accaparement du pouvoir et une propension à la dévolution monarchique amputée au candidat Wade.
L’invalidation de la candidature de Youssou Ndour par le Conseil constitutionnel a fait l’effet de l’huile jetée sur le feu, d’autant plus qu’elle est survenue sans raison convaincante. L’argument défendu par le Conseil consistant à un prétendu manque de signatures valables semble avoir choqué plus d’un, car pour une célébrité planétaire telle que Youssou Ndour, un simple appel à la population sénégalaise au stade Léopold Sédar Senghor de Dakar aurait suffi, le temps d’un concert, pour amasser dix fois plus que les 10 000 signatures demandées par le Conseil constitutionnel pour valider une candidature quelconque à l’élection présidentielle.
L’impopularité de la posture et de l’approche des « 5 sages » qui composent le Conseil constitutionnel a été décriée de mille manières par la majorité des experts constitutionalistes les plus avisés du Sénégal et d’ailleurs. Elle a aussi été fustigée par plusieurs analystes de la scène politique sénégalaise, remettant ainsi en cause leur impartialité d’une part, et d’autre part l’indépendance de la justice sénégalaise qui a été soumise à la critique populaire dans différents scandales financiers et autres litiges judiciaires de par le passé.
Les « 5 sages » – nommés individuellement par le Chef de l’Etat, Me. Abdoulaye Wade et dont la majeure partie n’est pas constitutionaliste – ne se sont pas gênés en statuant à contre-courant de ce que d’aucuns considèrent comme la volonté majoritaire et populaire de l’électorat sénégalais qui n’a raté aucune occasion pour manifester sa désapprobation et son rejet de la décision jugée irresponsable des ‘sages’ à la solde de leur financier. Comme cela a été constaté au grand désarroi des contribuables sénégalais désabusés, ce dernier n’a pas lésiné sur les moyens pour gagner leur faveur en les mettant dans de ‘très bonnes conditions de travail et de quiétude’, leur octroyant ainsi une hausse de salaire qui passe du simple au double, les gratifiant, à eux et au personnel dirigeant du Ministère Sénégalais de la Justice, de rutilantes limousines flambant neuves, et qui sait, d’autres avantages encore inavoués ? Autant de cadeaux qui ont fini par amadouer le groupe des « 5 sages » et les conduire ainsi à négliger la menace d’instabilité sociale et de violence politique qui planait depuis un certain temps en cas de la validation de la candidature contestée d’Abdoulaye Wade pour un troisième mandat.
La boîte de Pandore venait ainsi d’être ouverte avec la multiplication des manifestations violentes et d’autres actes de défiance et de désobéissance civile constatés dans presque toute l’étendue du territoire sénégalais. Mort d’homme s’en est suivi à plusieurs reprises. De Podor à Dakar, des vies sont tombées, d’autres brisées dans une violence inouïe et aveugle. Les manifestants, surtout les jeunes dont la plupart se retrouve autour du Mouvement ‘Y’en a marre’, ont fait montre de leur décision ferme de bouter le Candidat Wade hors de la course électorale en s’attaquant aux édifices nationaux, aux autres propriétés de l’Etat, et en brûlant des pneus dans presque tous les carrefours de la capitale dakaroise et sa banlieue. Ceux des autres régions tels que Thiès et Kaolack se sont distingués lors des échauffourées avec les forces de l’ordre, le nombre de victimes et de dommages collatéraux allant crescendo de jour en jour. Les moyens de maintien de l’ordre et de répression dont disposent la police sénégalaise et la gendarmerie nationale ont été utilisés sans réserve sur les milliers de contestataires regroupés dans différents lieux publics tels que le Monument de l’indépendance ou la Place de l’obélisque. Ce lieu symbolique de la nation sénégalaise et de son histoire aurait été transformé en la Place Tahrir du Caire en Egypte -devenu célèbre lors des révolutions du Printemps arabe- n’eut été la détermination des forces de l’ordre à disperser toute tentative d’attroupement hostile au régime en place par des coups de gaz lacrymogène, d’eau chaude et parfois de balles réelles.
Dans un contexte social aussi électrique et explosif, la décision récente des leaders des partis de l’opposition autour du M 23 a surpris plus d’un. Ceux qui misaient sur le bras-de-fer, l’instabilité sociale et la pression populaire pour décourager et pousser à l’annulation de la candidature de Wade ont vite fait de déchanter. Force est alors de se poser des questions sur lesquelles le M 23 aurait dû réfléchir profondément à savoir : comment prendre part à une compétition ayant dans la tête intention de faire fi de l’arbitrage et de faire abstraction de toute injonction et règle édictées par le corps arbitral qui légifère sur cette même compétition et qui au demeurant a validé la participation d’un concurrent disqualifié par l’éthique, la morale, la décence et l’esprit du jeu ? Comment participer à une course sachant que le jeu est truqué en amont et que les règles de l’impartialité ont été manifestement violées en amont, donc avant même le début de la compétition? Comment s’engager dans une course supervisée par un corps arbitral qui s’est délégitimé aux yeux du public en jetant les bases d’un jeu tronqué et déséquilibré qui entrainera inéluctablement une victoire biaisée d’un seul candidat, celui qui a les moyens de l’Etat et qui dicte sa volonté sans prêter attention aux cris de ‘Faux jeu !’ des populations désabusées qui tonnent de partout ?
Comme le dit l’adage, « On ne peut pas vouloir une chose et son contraire ». Par conséquent, battre campagne à ce stade du bras-de-fer et de la résultante confusion ne signifie rien d’autre que se plier au diktat de Wade et de son Conseil constitutionnel taillé sur mesure.
Un tel revirement de position de la part du M 23 révèle au grand jour le manque de sincérité et l’hypocrisie qui ont caractérisé cette alliance de surface, synthétique et cosmétique qu’est le M 23. Les intérêts individuels des partis le composant ont pris le dessus sur la prééminence de l’intérêt commun et l’unique but qui les a réunis autour de la coalition : bouter Abdoulaye Wade du scrutin électoral de 2012 et éviter un troisième mandat inconstitutionnel.
De toute évidence, les candidats rejetés du scrutin électoral par le Conseil constitutionnel sont en train de broyer du noir face à la capitulation du M 23 à la surprise de la population mobilisée. Une telle résignation sonne le glas à tout espoir de voir leur candidature reconsidérée, mais encore plus important, à tout espoir de s’engager dans la course présidentielle sur la base d’un arbitrage qui repose sur l’éthique et la transparence.
Ainsi, la candidature de Youssou Ndour semble avoir avorté avant même d’avoir pris forme. Mais est-ce un acte fortuit ? Il ne fait aucun doute que l’entrée du chanteur dans l’arène politique sénégalaise avait totalement entrainé un shift paradigmatique en changeant effectivement la donne politique. Youssou Ndour constitue en effet le facteur X qu’aucun parti politique n’était à même de jauger objectivement avant la décision malheureuse des « sages » du Conseil Constitutionnel. Peut-être que Youssou n’avait pas tort quand il disait « Ils ont peur de moi ! ». Même si cette affirmation en son temps a été lancée aux détenteurs du pouvoir, elle n’en demeure pas moins pertinente pour les autres membres de l’opposition politique sénégalaise.
En effet, la participation de Youssou à la conquête du pouvoir a radicalement bouleversé l’échiquier politique sénégalais. De toute évidence, elle constitue une menace non seulement au candidat sortant, mais aussi aux leaders de l’opposition qui eux aussi ont commencé à voir de plus en plus de militants quitter leur rang pour joindre Fekke maci bolé (FMCB). Cette tendance qui s’est renforcée jour après jour a créé l’incertitude et parfois un désarroi mal caché dans différents cercles politiques. De plus, le rejet de sa candidature par le Conseil constitutionnel a eu pour effet de rallier encore plus de sympathisants et de militants qui dés lors s’identifient à sa situation d’injustement marginalisé par un système judiciaire à deux vitesses.
La population sénégalaise et surtout les politiciens ont pu jauger le poids électoral de Youssou Ndour lors des différentes manifestations auxquelles le leader de FMCB a pris part. Ainsi, lors de la manifestation du M 23 le 27 janvier 2012 à la place de l’obélisque -durant laquelle le jeune étudiant enseignant Mamadou Diop a été écrasé par un char de la police, et beaucoup d’autres manifestants, leaders politiques et religieux blessés par les force de l’ordre- le leader de FMCB a littéralement volé la vedette aux leaders des partis d’opposition présents en décidant unilatéralement de passer aux actes en marchant vers le Palais Présidentiel suite à la demande des manifestants d’en finir avec les discours et autres dénonciations du régime en place. De son piédestal, Youssou était descendu pour se frayer un chemin au milieu de la foule énorme dans le but de battre le macadam en direction du Palais présidentiel. Il aurait forcé le pas pour finalement se retrouver dans le meilleur des cas à l’hôpital, n’eut était l’opposition de ses proches. Mais il aurait au moins essayé. Ce geste plus symbolique que réaliste avait fini de convaincre les témoins de la détermination de Youssou Ndour à aller jusqu’au bout pour empêcher une candidature illégitime et un kidnapping du scrutin électoral par le parti au pouvoir, quitte à y laisser sa vie.
Les réactions par rapport à ce geste téméraire de Youssou Ndour ne se sont pas fait attendre. Celle du candidat Ousmane Tanor Dieng, leader du parti socialiste (PS), en disait long sur l’appréhension que certains leaders de l’opposition autour du M 23 nourrissent quant à la participation de Youssou aux joutes électorales de 2012. Tanor, à dans l’interprétant de ses mots, semblait s’insurger contre la décision spontanée de Youssou. En effet, marcher vers le Palais ne faisait pas partie du plan d’action dressé par les composantes du M 23 à la veille de ces manifestations. Force est de reconnaitre cependant que l’acte unilatérale et spontanée du chanteur, même s’il est jugé anticonformiste, a confirmé sa posture de rupture qu’il ne manque jamais de prôner dans ses fréquents discours en direction de l’électorat sénégalais. Il s’était ainsi symboliquement démarqué de la posture bien connue des leaders de l’opposition qui est souvent caractérisée par l’hésitation, le calcul, mais surtout le manque de pragmatisme, lesquels ont entrainé la désillusion des populations et le manque de confiance envers le politicien sénégalais en général.
Eu égard à toutes ces considérations, il devient évident que le moyen le plus rapide pour écarter un candidat considéré comme une épine sur le flanc du pouvoir, mais aussi de l’opposition était la décision de battre campagne conformément aux directives et désirs du Conseil constitutionnel et de leur financier et bienfaiteur. Par la même occasion, la coalition des partis de l’opposition vient de donner au candidat Wade et à son Conseil constitutionnel la bonne raison de maintenir non seulement la candidature la plus contestée, mais aussi un Conseil constitutionnel qui sans doute sera prêt à lui octroyer une victoire au sortir de l’élection présidentielle sénégalaise de 2012 qu’importe l’issue des suffrages exprimés. Tout ceci sous les yeux de la communauté internationale qui semble souffler le chaud et le froid, trop timide semble-t-il, pour trancher d’une manière décisive et aider ainsi à l’instauration de l’Etat de droit et de la transparence des élections au Sénégal.
Par Abdoulaye Diallo