Le Caire — Après l’élection à la présidence de l’Egypte du Frère musulman Mohamed Morsi, beaucoup s’interrogent sur ce que cet événement nous dit de l’idée que se fait l’Egyptien moyen du rôle de la religion dans la vie publique. Les Etats-Unis surtout, ont les yeux fixés sur l’Egypte en raison des liens historiquement forts qui unissent ces deux pays.
Mais pour qui veut comprendre le rôle de la religion dans ce pays, il faut aussi impérativement comprendre qu’il existe en Egypte des voix religieuses non partisanes puissantes, telles qu’il est exclu que des intellectuels religieux se rangent du côté des partis islamiques, comme ce fut le cas en Iran. Bien entendu, l’Egypte reste une culture profondément religieuse, où il est en général inacceptable socialement de s’opposer à la religion. Si une démocratie à la Jefferson — exigeant des croyants qu’ils laissent leur religion à la maison lorsqu’il s’agit de débats politiques — est impossible dans le contexte égyptien, la question n’est pas de savoir si mais comment la religion doit ou ne doit pas s’exprimer sur la place publique.
En ce qui concerne les musulmans d’Egypte, qui sont la majorité, trois sont les forces qui déterminent la manière de voir la religion dans la vie publique : les Frères musulmans, qui prônent un Etat civil tout en ayant une vision hautement politisée de l’islam ; les partis salafistes comme Al-Nour ou Al-Asala, qui promeuvent une vision de l’islam basée sur l’idéologie wahhabite, étrangère à l’Egypte, et réclament des lois à la saoudienne ; et l’université Al-Azhar, la plus prestigieuse des universités islamiques du monde arabe, et aussi la plus ancienne université encore en fonctionnement dans le monde (fondée en 971 au Caire). Al-Azhar se préoccupe surtout du rapport de l’islam avec les questions politiques et sociales contemporaines, mais vues sous un prisme différent, qui puise dans l’héritage intellectuel islamique.
Alors que de nombreux analystes, et on les comprend, ont vu dans les Frères musulmans et dans les partis politiques salafistes des forces susceptibles de façonner le regard que porte l’opinion publique sur la religion dans l’Egypte postrévolutionnaire, ils sont complètement passés à côté du rôle essentiel que joue l’université Al-Azhar.
Quelle erreur ce serait que de faire l’impasse sur Al-Azhar, riche de son histoire plus que millénaire, de son expérience et de sa méthode, de son célèbre conseil de la recherche, sans parler de ses nombreux diplômés ! Si la Confrérie revendique quelques 600 000 membres, les institutions pédagogiques d’Al-Azhar ne comptent pas moins de deux millions d’inscrits (500 000 au niveau universitaire et 1,5 million dans des établissements primaires et secondaires). De plus, des diplômés de l’Université Al-Azhar occupent des portes d’imams ou de prédicateurs dans 110 000 mosquées égyptiennes — soit 80% du total. Ses anciens élèves sont au nombre de dix millions.
Dans leur majorité, les musulmans d’Egypte vont chercher leur orientation spirituelle et intellectuelle auprès des sages d’Al-Azhar et non chez les Frères ou les salafistes.
La démarche d’Al-Azhar est nettement plus mesurée et scientifique. Elle a pour principe la recherche du bien commun, loin des sectarismes politiciens. Le poids de son histoire, l’étendue de son influence et sa démarche en font une composante indispensable du paysage politique égyptien.
Le fait est que les théologiens d’Al-Azhar (les oulémas) jouent depuis longtemps le rôle d’intermédiaires entre le peuple et le gouvernement, fonctionnant souvent comme la conscience sociale du pays et les gardiens des sentiments et de la tradition populaires. Au début de l’actuel cycle électoral, Al-Azhar a annoncé qu’elle ne soutiendrait officiellement aucun candidat, son but étant d’œuvrer avec tous les groupes à la recherche du bien commun.
Tout récemment, par exemple, Al-Azhar a rendu publics des principes à respecter par la nouvelle constitution, assurant une pleine et totale citoyenneté devant la loi à tous les membres de la société égyptienne, sans distinction de religion, de race ou de croyance, et contesté des pratiques de campagne douteuses des partis islamiques, telles que demander aux imams de soutenir un parti donné. Les partis ont publiquement changé leurs pratiques de campagne, reconnaissant ainsi l’autorité d’Al-Azhar, même si certaines de ces pratiques ont persisté de manière moins visible.
Pour cultiver et renforcer les valeurs démocratiques il faut avoir une légitimité que tous les milieux ne possèdent pas. Elle appartient à ceux qui n’ont pas cessé de jouer ce rôle historique dans la société égyptienne, c’est-à-dire les oulémas d’Al-Azhar.
Ainsi il est vital pour les intérêts à long terme des Etats-Unis en Egypte, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord non seulement de prendre en compte mais aussi d’œuvrer avec des institutions telles qu’Al-Azhar. Ces relations pourraient prendre plusieurs formes, telles que donner aux meilleurs diplômés d’Al-Azhar, qui se destinent à être, dans l’avenir, les leaders religieux et intellectuels du monde arabe, des bourses pour des universités américaines de prestige, ou encore un travail commun de recherche et de traduction des textes fondateurs occidentaux et islamiques ; voire ouvrir une branche d’Al-Azhar sur le territoire même des Etats-Unis.
Puisque les destinées de la civilisation islamique et de l’Occident sont intimement liées, c’est en œuvrant avec les principales institutions musulmanes, comme Al-Azhar, que l’on parviendra à une compréhension réciproque et à une coopération planétaire.
Par Notre partenaire Common Ground (CGNews)
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