Patrice Nganang revient avec L’invention du beau regard, regroupant deux contes citadins. L’auteur, retranscrivant l’oralité de la rue camerounaise, lance ici une vive diatribe à l’égard d’un Cameroun qu’il estime en état de complète déréliction. Interview.
Patrice Nganang, né en 1970 à Yaoundé, enseigne les littératures allemandes, françaises et francophones aux États-unis. Pour son roman Temps de chien, il avait reçu en 2001 le prix Marguerite Yourcenar et en 2003 le Grand prix de l’Afrique noire. Voici l’auteur camerounais de retour avec deux nouveaux récits sous le titre L’invention du beau regard.
Vous êtes auteur de trois romans, d’un recueil de poésie, de plusieurs essais et maintenant de deux « contes citadins ». Que faut il entendre par « contes citadins » ?
Patrice Nganang : J’ai eu besoin de renouveler esthétiquement mon travail, de laisser mon imagination et mon écriture aller sans programme préétabli. Après avoir achevé le dernier volet du triptyque que constitue mes trois romans (La promesse des fleurs, Temps de chien et La joie de vivre), l’idée d’écrire des contes m’est venue. Il s’agissait pour moi d’écrire des contes comme si un ambianceur des rues de Yaoundé au Cameroun les racontait à quelqu’un. Cela a donné les « contes citadins », parce qu’ils trouvent leur origine dans les villes, et surtout, dans Yaoundé.
Les derniers jours de service du commissaire D. Eloundou raconte l’histoire d’un commissaire de police de Yaoundé qui, après des années de service, invente tous les artifices possibles pour ne pas partir à la retraite. Il plonge dans un labyrinthe de mensonges quand les crimes de son passé turbulent viennent frapper à sa porte. Est-ce aussi une critique de la situation politique du Cameroun ?
Patrice Nganang : Il s’agit d’une critique, bien évidemment, mais dite telle que l’aurait fait un Camerounais dans une gargote. Car c’est un lieu où la parole est libre, où la critique est la plus virulente, à fleur de peau, où l’on ressent le plus fortement la violence du pays. Or le visage le plus cruel de cette violence au quotidien n’est-il pas celui d’un commissaire, que d’ailleurs les Camerounais nomment si bien ‘Chien méchant’ ? Mais dans mon récit, j’ai choisi de l’appeler, dans la même veine, « Boule Boule » pour « Bouledogue » ? Plus concrètement, j’ai été ahuri jadis par le récit de Puis Njawé, le directeur du journal « Le Messager », sur sa détention en prison pour avoir demandé si Paul Biya était malade. C’est-à-dire, juste pour avoir posé une question.
Dans ce conte, avec beaucoup d’ironie, vous faites allusion au Président Paul Biya. On a l’impression qu’il s’agit parfois d’une allégorie…
Patrice Nganang : Oui, le conte peut aussi se lire comme une allégorie de la fin du règne de Biya. J’ai écrit ce conte dans une ambiance particulière. Je suis parti au Cameroun en 2003 pour y passer trois mois. Je me suis rendu compte d’une situation qui m’a déconcertée : l’inévitabilité de la candidature aux élections présidentielles de Paul Biya, âgé de 70 ans, avec plus de vingt d’une gestion catastrophique du pays, et l’inévitabilité de sa victoire. Au fond, je me suis rendu compte combien il était devenu de plus en plus difficile pour les Camerounais, de voir la tragédie de leur pays en face. Biya n’a même plus besoin de frauder pour récolter leurs voix. Les Camerounais, par fierté, n’osent plus dire qu’ils sont moins bien lotis que leurs voisins libériens, ivoiriens, congolais ou burkinabés. Je me suis rendu compte que Biya se servait du malheur des autres pays d’Afrique pour fabriquer sa propre longévité, sa splendeur, et asseoir un consensus du silence sur ses crimes. L’histoire de D. Eloundou est née de ma volonté de dire la tragédie du Cameroun d’aujourd’hui.
Malgré son humour, L‘invention du beau regard montre une certaine tendance de désespoir. Il n’y a donc pas d’espoir pour les pauvres gens comme Taba?
Patrice Nganang : Comme le premier conte, celui-ci a plusieurs niveaux de lecture. Ce qui, au premier degré, est perçu comme du désespoir est en fait de l’étonnement. Car pourquoi lorsque les Camerounais mangent du «beau regard » ont-ils des larmes aux yeux ? Qu’est-ce qui fait pleurer des gens qui sont pourtant rassasiés ? Ce sont là des questions tragiques qui ne peuvent que renvoyer à l’histoire singulière de l’animal qui est mangé. On peut dire que le porc de mon récit, le « beau regard », est un porc de sorcellerie, ou alors du famla, possédé et représentant la malchance. Ce qui à première vue peut apparaître comme une histoire sombre est en fait une plongée dans la vision tragique de la vie des Camerounais, une vision tragique dans le sens le plus profond du terme, qui lie, dans la même volée, l’éclat du bonheur à celui du malheur, le succès à la mort, le plaisir à la souffrance et bien entendu, l’appétit aux larmes. Rappelons-nous cette histoire du philosophe Nietzsche qui demande aux Grecs de quoi ils souffrent pour créer de si belles choses. Cette question de Nietzsche, les mangeurs de « beau regard » des rues et des gargotes de Yaoundé se la posent tous les jours quand ils essuient leurs larmes : « De quoi avons nous souffert pour que le porc de chez nous soit si succulent ? ». Bien sûr une version plus prosaïque de l’histoire dirait que c’est le piment qui les fait pleurer. Mais les citadins ont plus d’imagination que ça.
Pour chacun des deux contes, vous laissez au lecteur le choix entre deux solutions de fin. Pourquoi cet artifice ?
Patrice Nganang : Quand j’écris, je me place du point de vue de la liberté totale, celle de la feuille blanche, mais aussi celle des villes africaines où on urine sur les murs des commissariats et où, dans le même temps, meurent des innocents. Je me place donc dans leur commerce intime avec la démocratie où tout est possible. Les contes citadins prennent cette philosophie du quotidien au sérieux, et en font des principes autant esthétiques que de narration. Voilà pourquoi il faut les lire toujours à plusieurs niveaux, et allez plus loin que la langue écrite qui filtre toujours celle des rues.
Les deux contes sont racontés dans un langage populaire qui rappelle les ambianceurs dans les rues et les bars des villes camerounaises. Est-ce un rapprochement de l’oralité, belle tradition littéraire africaine?
Patrice Nganang : C’est intéressant que vous dites que l’oralité est une tradition littéraire africaine. Je croyais qu’elle était une tradition simplement humaine, de Socrate à ma grand-mère, des troubadours aux ambianceurs, des chanteurs de moritats allemands aux joueurs de mvet camerounais. Pour moi qui ai grandi en ville et ai commencé à écrire sérieusement durant les années 90, l’oralité est bien sûr celle des ambianceurs, mais elle est aussi celle des crieurs de ville, et même des agora et autres Sorbonnes. J’ai lu mes premiers textes à la radio, ce que j’ai toujours voulu faire. Aujourd’hui encore, je lis tous mes textes à haute voix.
Pourquoi avez-vous demandé à votre éditeur, Gallimard, de renoncer à un glossaire pour expliquer des mots du parlé camerounais?
Patrice Nganang : C’est surtout pour une question éditoriale. Je considère toujours comme une véritable limitation de vouloir lire les textes des Africains comme s’il s’agissait de parades du français parlé en Afrique ou de catalogues d’expressions qui font sursauter ou émerveillent. Comme si un livre écrit par un Africain était un musée de la langue ! C’est insulter l’imagination des écrivains, car un auteur n’est pas un dictionnaire.
Vous vivez aux Etats-Unis et vous êtes parfaitement bilingue en allemand. Pourquoi avoir choisi le français comme langue littéraire?
Patrice Nganang : Je n’ai pas choisi le français, c’est le français qui m’a choisi. A Yaoundé, c’est le français qu’on parle dans le quotidien, et dans mes livres je parle avant tout de Yaoundé.
Vous vous adressez d’abord à un public français?
Patrice Nganang : Je n’ai jamais vécu en France. J’ai vécu au Cameroun, puis en Allemagne et aux Etats-Unis. La France me serait totalement indifférente si je n’y imprimais mes livres. En réalité, quand j’écris, je ne pense pas à un public particulier, même pas au public camerounais. J’écris d’abord pour moi-même, pour m’expliquer certaines choses, pour comprendre un certain nombre de processus, pour saisir la logique de ces situations bancales qui constituent notre histoire. J’écris comme si je me parlais.
Depuis des années, vous vivez loin de votre pays natal. D’où vient votre inspiration qui vous fait plonger dans Cameroun contemporain?
Patrice Nganang : Je ne crois pas et n’ai jamais cru que l’écrivain ait besoin de la présence physique de son pays pour fonctionner, au contraire. Trop de réalité peut être aussi un handicap. On voit trop peu ce qui est devant ses yeux, n’est-ce pas ? D’autre part, le fait que je ne vive pas au Cameroun ne veut pas dire que je n’y retourne jamais. J’y suis même trop ! Cela ne veut pas non plus dire que je ne suis jamais en Afrique en général. Je me suis rendu compte que de quitter mon pays m’a ouvert les portes, pas seulement dans les pays occidentaux, mais aussi dans la cinquantaine de pays africains qu’il est tout de même beaucoup plus facile de visiter quand on vit ailleurs que lorsqu’on est dans son propre pays. Quitter Yaoundé m’a permis de me rendre compte du caractère moins singulier, ou alors provincial, de bien de situations de cette ville.
Par Birgit Pape-Thoma
Achetez le livre de Patrice Nganang, L’invention du beau regard, Gallimard 2005
Lire aussi : Temps de chien