L’insolation fatale du dernier des Doumbouya


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Le premier livre d’Ahmadou Kourouma était un coup de maître, qui avait immédiatement trahi le grand écrivain, à la fois français, dans son style, dans sa maîtrise d’une langue où l’oralité se mêle joyeusement à l’écrit, et profondément africain, par son enracinement dans une terre et une tradition, un réseau de références immédiates, de comparaisons, d’images, de saveurs.

«  Des meutes d’hommes, des essaims débouchèrent sur le petit marché. Des faisceaux de mains croisèrent des assiettes devant le nez et les yeux de Salimata. Rapides comme les pattes de la biche les mains de Salimata allèrent et vinrent, remplirent les assiettes de riz, les arrosèrent de sauce et les couronnèrent du morceau de viande, arrachèrent les prix (quinze francs), les enfouirent dans le pagne. Un bout de sourire à droite et à gauche pour répondre à des salutations : -En paix seulement ! Aussi agiles et rapides que le tisserand, les mains de la vendeuse couraient de l’assiette au seau de riz à la sauce rouge et enfouissaient et enfouissaient beaucoup d’argent dans le bout de pagne. Le grand bienfaiteur des cieux rendait le marché favorable. Merci Allah ! Et le petit marché frappait son plein vacarme, en pleine animation jusqu’aux préaux et sous les préaux jusqu’aux débarcadères, et même sur la lagune où les pirogues et les bateaux se croisaient et se disputaient.  »

A mi-chemin entre épopée homérique, récit historique ou mythique chanté par les griots, le roman suit le destin de Fama, authentique prince Malinké, dernier des Doumbouya, antiques chefs du Horodougou, dont la capitale est Togobala. Egaré dans un vingtième siècle qu’illuminèrent  » les Soleils des Indépendances « , l’ancien prince ruiné en est réduit à courir les funérailles pour subsister, en faisant valoir sa qualité. Dans son parcours plein de rebondissements hauts en couleur, Ahmadou Kourouma peint une série de  » choses vues  » sensibles, alternativement touchantes et drôles, finalement tragiques.

Fama a ses qualités et ses défauts, son orgueil de caste et ses aveuglements, ses fidélités et son absence de dissimulation et de calcul. Sans défiance, sans réserve, il est tout entier dans son univers, refusant de plier face aux réalités brutales auxquelles il est confronté : police, prison, procès politiques, parti unique, déchirements militaires… Car c’est un homme d’hier jeté en pâture à des contemporains sans mémoire, sans respect pour ce qu’il représente encore, mais qui n’est plus.

Personne n’a raison, personne n’a tort : de ses amours ne se lève aucun enfant. Le dernier des Doumbouya est stérile, et peut-il en être autrement ? Avec lui et en lui va finir une époque. Rien d’étonnant non plus si les grands moments du roman sont constitués par des rites de deuil, sacrifices et funérailles… Déchaînement de la nature, noirs présages, tôt réalisés, tout est symbole dans cette réalité vivante où le destin d’un homme se joue. D’un homme, d’une terre et probablement d’une culture.

 » Et comme toujours dans le Horodougou en pareille circonstance, ce furent les animaux sauvages qui les premiers comprirent la portée historique du cri de l’homme, du grognement de la bête et du coup de fusil qui venaient de troubler le matin. Ils le montrèrent en se comportant bizarrement. Les oiseaux : vautours, éperviers, tisserins, tourterelles, en poussant des cris sinistres s’échappèrent des feuillages, mais au lieu de s’élever, fondirent sur les animaux terrestres et sur les hommes. Surpris par cette attaque inhabituelle, les fauves en hurlant foncèrent sur les cases des villages, les crocodiles sortirent de l’eau et s’enfuirent dans la forêt, pendant que les hommes et les chiens, dans des cris et des aboiements infernaux, se débandèrent et s’enfuirent dans la brousse. Les forêts multiplièrent les échos, déclenchèrent des vents pour transporter aux villages les plus reculés et aux tombes les plus profondes le cri que venait de pousser le dernier Doumbouya.  »

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