De la réflexion sur l’identité à l’expression d’une phobie de l’Islam
Quand j’étais au collège, notamment en troisième, j’avais un camarade de classe qui s’appelait Nanda. C’était le dur de la classe. La tête de mule. Le caïd que personne ne voulait se mettre à dos. Disons que nous souhaitions tous appartenir à son cercle d’amis. A Nanda, on ne la lui racontait pas. Dans la cour de recréation, il se conduisait en chef de bande. Dans la salle de classe, Nanda était le chef. Il défiait constamment les enseignants. Il orchestrait les bavardages au grand dam des professeurs. Nanda était à l’origine de la plupart des incidents liés à l’ordre recensés dans la classe.
Nanda était le coupable idéal quand il y avait du grabuge. C’était toujours de sa faute. Il ne s’en défendait pas. C’est comme si ce rôle d’anarchiste ou de fouteur de merde était un costume qu’il aurait souvent rêvé d’endosser. Les enseignants l’avaient rebaptisé « un cas ». « Cet enfant est un cas » était devenu leur phrase favorite quand ils évoquaient Nanda. Ce raccourci verbal visait à faire de Nanda un être dérangé, un exclu, une sorte de désarticulé, qui menaçait la cohésion sociale. En fait, Nanda ne mettait en danger que l’équilibre qu’ils avaient prétendument instauré pendant leurs enseignements. Nanda sapait une autorité gagnée après bien des punitions infligées à quelques-uns d’entre nous.
Combien de fois Nanda avait-il été convoqué chez le proviseur pour indiscipline? Nanda avait parcouru tout le chemin des sanctions administratives: du simple avertissement à la traduction en conseil de discipline. Il ne devait plus sa présence au troisième trimestre qu’à une de ses tantes, qui était enseignante à l’école. Mais l’exclusion ne tarda pas. Elle arriva un matin après une énième mise en cause par le professeur de Français, alors que Nanda n’était pas l’auteur de l’agitation qui avait gagné la classe ce matin-là. Comme toujours quand il fut interpellé par l’enseignante, Nanda ne protesta pas. Il accepta la responsabilité d’un acte auquel il était étranger. De toute façon, le refrain était connu de tous: boucan, capharnaum = Nanda. Il était l’ivraie.
« Etre français c’est avoir du sang français »
Quelques années plus tard, je n’arrive pas à chasser Nanda de mes pensées quand je lis et entends les nombreux dérapages racistes proférés dans des salles où se tient le débat sur l’identité nationale, un peu partout en France. Pour ne retenir qu’un seul glissement, je citerai le « Etre français c’est avoir du sang français »… J’étais favorable à ce débat. J’ai toujours pensé qu’il aurait dû être lancé au lendemain de l’élection présidentielle de 2002 après que Jean-Marie Le Pen se fut qualifié pour le second tour. C’est pourquoi j’ai écarté d’un revers de main le fait qu’il soit une manoeuvre électoraliste vu qu’il est organisé à quelques semaines des élections régionales.
J’espérais qu’il allait inciter à un échange d’expériences; permettre de se départir de la peur de l’autre; instituer une plate-forme de dialogue dans une société où l’anathème, les outrages et les indignations sont facilement lancés. Je croyais que cette discussion pouvait diriger le phare sur le ‘j’aime-pas-les Noirs-ou-les Arabes- mais toi tu es différent » maintes fois entendu et murmuré aussi bien dans la France d’en bas que dans la France d’en haut. J’avais pensé que ce racisme ordinaire serait enfin confronté à un quotidien quasi identique partagé par nombre de Français, quelle que soit leur origine. Ces Français pour la plupart malmenés par la crise économique et pour qui l’avenir n’est qu’incertitudes. « De ce débat sortiront les bénéfices des différences pour cimenter des aspirations communes », misais-je.
L’Islam est réduit et jugé à l’aune de coutumes qualifiées de barbares
Mais cette conversation grandeur nature s’est transformée en procès de l’Islam. Les quelque 5 millions de musulmans de France sont au banc des accusés. Qu’ont-ils fait ? Rien, si ce n’est qu’ils pratiquent une religion différente de la majorité, et qu’à cette croyance sont accolées des traditions venant de certains peuples moyen-orientaux ou de pays du Maghreb. L’Islam est ainsi réduit et jugé à l’aune de ces coutumes qualifiées de barbares. L’audience s’est ouverte sur ce postulat.
La plaidoyer a été rôdé comme une antienne: les musulmans, notamment les jeunes, représentent des risques pour la cohésion nationale. Ils ne veulent pas s’intégrer. Ils imposent la burqa ou le voile islamique aux femmes. Ce sont des dealers de drogue, des terroristes en puissance, des « barbus ». Ils nous (les bons Français de souche) détestent. Ils insécurisent nos quartiers, nos villes et nos villages. Ils grugent le système de solidarité sociale. Ils se démultiplient. Ils nous envahissent… La conclusion est binaire: soit ils deviennent comme nous, soit ils rentrent chez eux.
Plus frappant, l’accusation confond intégration et assimilation. Intégrer ou assimiler les « étrangers » est le débat qui aurait dû être lancé avec comme présupposé « Nous vous conseillons d’opter pour l’assimilation ». Car même si les 5 millions de musulmans français acceptaient de s’assimiler, on leur reprochera, à défaut de leur spiritualité, d’être « basanés ». Bref, il y aura toujours quelque chose. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir qu’aucune critique n’a jamais été formulée contre la communauté chinoise, qui vit entre elle et se mélange difficilement. A Paris, une partie du 13e arrondissement est appelée Chinatown. Pourtant, la question du refus de l’intégration ou d’une menace des valeurs dites « françaises » n’a jamais été évoquée en l’espèce, alors qu’on est devant un ghetto communautaire.
La religion musulmane est devenue de facto le bouc émissaire
Du débat sur l’identité nationale en France, j’espérais voir voler en éclats les clichés et autres stéréotypes sur les « Français devenus », hélas ceux-ci ont encore fière allure.
Cette discussion a tourné à l’obsession de l’Islam, qui alimente la peur de l’étranger. Un étranger qu’on tient à l’écart dans une tour de béton vétuste ou un quartier déshérité, à qui on reproche paradoxalement de ne pas s’intégrer, et quand il essaye de se mélanger, qu’on accuse de nombreux maux. Le musulman est la quintessence de cet étranger. C’est l’ennemi identifié.
Comme Nanda dans ma classe de troisième, accusé parfois à tort d’être à l’origine de tout trouble, dans la France d’aujourd’hui la religion musulmane est devenue de facto le bouc émissaire, chargé de tous les maux qui mettent en péril les valeurs nationales, ces valeurs qui sont censées forger le pays dit des droits de l’homme.