L’expérience la plus extraordinaire de quilombos dans le Nouveau Monde s’est produite, sans aucun doute au Surinam. Dans ce pays, les noirs ont réussis à fuir massivement des plantations au cours des premières décennies du XVIIème siècle.
Après plus de cent ans de guerres acharnées contre les armées esclavagistes, ils réussirent finalement à signer divers accords et traités de paix avec l’État hollandais et à disposer définitivement du vaste territoire de jungle qu’ils avaient conquis par la sueur et le sang de leur résistance.
Ils constituèrent alors six nations au nord de l’Amérique du Sud, résultat de plus d’un siècle d’adaptation forcée à la forêt tropicale, et dont le style de vie était directement calqué sur celui des sociétés d’Afrique Occidentale.
Ces nations vivent comme des états semi-autonomes au sein de l’État surinamais, chacune d’elle ayant son propre roi – Saramaca, Djuka, Paramaka, Matawai, Aluku et Kwinti – et connaissent un régime d’indépendance relative par rapport à l’ex-colonie hollandaise, vivant du commerce et de l’exploitation des ressources naturelles de la forêt tropicale.
En tant que sociétés d’hommes et de femmes extrêmement fiers de leurs ancêtres -qui leur ont transmis la paix de la liberté- leur vision historique de la civilisation est évidemment différente de celle des noires du Nouveau Monde qui dépendaient de l’État blanc (comme ce fut le cas du Brésil avec la Princesse Isabel) pour sortir de leur condition d’esclaves.
La gloire et le drame des « noirs de la jungle », comme les appellent les habitants de la côte et des plantations, sont typiques de ceux qui se sont produits dans d’autres pays. En même temps qu’ils signaient leurs traités de paix, ils s’engagèrent à ne plus interférer avec l’ordre esclavagiste: les propriétaires des plantations d’où ils s’étaient enfuis continuèrent, comme auparavant, à exploiter les noirs qui ne s’étaient pas échappés, et ces derniers durent continuer à souffrir les cruautés de l’esclavage durant près d’un siècle supplémentaire, sans l’aide des noirs libres, désormais organisés en nations et maîtres – du moins en principe – de leur destin, tant individuel que collectif.
Ce que jusqu’à présent très peu de gens savent au Brésil c’est qu’il existe des liens lointains entre nos quilombos et l’un des royaumes noirs de la forêt Surinamaise.
Les saramacas descendent de quilombolas des fugitifs de plantations qui appartenaient à de riches familles de fermiers portugais de Bahia, d’origine juive, lesquels immigrèrent dans ce qui était alors la colonie de la Guyane hollandaise, dans la décennie 1660, fuyant l’inquisition bahianaise.
Environ 200 juifs sépharades s’installèrent dans la savane Surinamaise et, en1680, ils étaient déjà propriétaires d’un tiers des plantations de la colonie, le long du Fleuve Surinam, jouissant de privilèges spéciaux et disposant de leurs propres institutions religieuses, juridiques, éducatives et même militaires. Certains esclaves noirs de ces plantations portaient les noms de leurs maîtres juifs-portugais-bahianais tels qu’Immanuel Machado, Manuel Pereyra, Mosés Nunes Henríquez, etc. Les esclaves apprirent alors dans ces plantations un grand nombre de mots du vocabulaire portugais qui entrèrent dans le lexique de base de ce qui devint la langue Saramaca à partir du milieu du XVIIIème siècle.
J’ai eu le privilège de vivre avec les Saramacas durant un mois en 1979, et j’ai rencontré leur roi, Gaanman Aboikôni, qui avait déjà à cette époque plus de quatre-vingt-dix ans (il est mort à cent trois ans), héritier du trône du clan Matjau, justement formé par les esclaves fugitifs de la plantation de Immanuel Machado (d’où le nom du clan).
Le cas surinamais est certainement le plus notable de tous, car là-bas se sont constitués des sociétés entières, à partir d’une expérience de vie dans les quilombos, et non pas uniquement des communautés isolées et intégrées ou entourées par les autres groupes assimilés à la société nationale. Les saramacas, les djukas et les autres nations sont complètement identifiables par leur langue propre, leur organisation politique, leurs systèmes de parenté, leurs styles artistiques, leur religion, leur économie.
Enfin, il s’agit de groupes humains qui ne se confondent en rien avec ceux qu’on appelle les noirs des plantations, ou les créoles de la capitale Paramaribo. Les nations libres de la forêt Surinamaise représentent aussi les quilombos les plus nombreux de toute l’Amérique, comptant jusqu’à au moins cent mille membres au sein des six nations. Un chiffre de loin supérieur à celui des descendants des quilombolas de Jamaïque (lesquels n’atteignent pas cinq mille personnes) et de la Colombie (également quelque millier).
Il est difficile de faire la comparaison avec le Brésil, car nous ne disposons pas des mêmes critères de définition de ceux qui sont les descendants des habitants des quilombos pour des raisons qui seront évoquées au cours de ce livre. Une de nos difficultés principales est justement celle du profil géographique éparse des communautés et la difficulté qui en découle d’élaborer une étude démographique consistante et exhaustive.
Les saramacas possèdent une mémoire historique absolument précise de l’origine ethnique, des fuites des plantations, des escarmouches avec leurs poursuivants, des déplacements géographiques initiaux et des processus de consolidation de leurs communautés dès 1685 – années de la fuite de ses principaux héros fondateurs – jusqu’à ce jour ; des mécanismes particuliers de rétention, de survie, de syncrétisme, de réinterprétation entre autres concepts que l’on considère obsolètes de nos jours, mais qui évoquent encore, avec une certaine précision, des faits culturels que l’on retrouve chez les communautés noires haïtienne, jamaïcaine, cubaine ou brésilienne.
Concernant les noirs surinamais, il s’agit d’une véritable reconstruction intégrale des sociétés africaines dans les Amériques. Reste à rappeler que jusqu’à présent, à peine 20% des saramacas professent la foi chrétienne, une proportion qui est même différente de celle des pays de la côte occidentale de l’Afrique, d’où venaient leurs ancêtres, aujourd’hui hautement christianisés et islamisés.
La haute densité historique et culturelle de cette expérience de quilombo très réussie inspire actuellement une série d’études d’académiciens renommés surtout du point de vue historiographique.
Concernant justement l’historiographie saramaca, lue du point de vue de leur propre mémoire orale, qui contraste avec les sources hollandaises de l’époque, la fascinante monographie de Richard Price, First Time, 1983, à mon avis est la meilleure étude académique produite jusqu’à ce jour sur les noirs libres du Nouveau Monde. Cette œuvre raconte et interprète les faits historiques les plus importants ayant conduits à la consolidation de la nation saramaca, incluant des éléments secrets, retenus par les leaders et les sages, qui condensent l’essentiel de cette saga.
La narration de First Time a été complétée, plus tard par un second volume, Alabi’s World (1990), qui relate l’histoire des relations entre une nation libre naissante et l’État colonial hollandais de 1762 à 1820.
Leurs héros fondateurs furent deux frères, Lanu et Avako (Ayako), tous deux de la tribu Twi du Ghana, qui furent emmenés d’Afrique comme esclaves dans la plantation du juif portugais Immanuel Machado et d’où ils s’échappèrent en 1685.
Un jour, la femme de Lanu lui donna à boire du jus de canne à sucre. Les blancs qui l’avaient vu la battirent à mort. Ils l’amenèrent alors à Lanu et lui dirent: « Voici ta femme! » Puis, ils le fouettèrent également, et le laissèrent à moitié mort dans le champ.
Là, l’esprit de sa femme pénétra en lui, le réveilla, et il courut dans la forêt. Les blancs n’essayèrent pas de le poursuivre, persuadéss qu’il allait très vite mourir.
Il était complètement perdu dans la jungle épaisse lorsqu’un apuku (esprit de la forêt), du nom de Wamba, pénétra en lui et le conduisit à un endroit où vivaient un groupe d’indiens, qui le recueillirent et le sauvèrent de la mort. Par la suite, Ayakô s’échappa, guidé par son obeah, le pouvoir magique, il retrouva son frère au milieu de la jungle. Puis ils retournèrent en cachette à la plantation et Ayakô réussit à délivrer sa sœur Seei, puis son épouse, Asukume et son fils Dabi. Plus tard, un autre esclave Guunguukusu, qui possédait également un obeah puissant, s’enfuyait de la même plantation Machado et en pleine divination (mantique), il localisa Seei dans la forêt et se joignit à la bande.
Dès qu’un groupe raisonnable d’anciens esclaves fut réuni, l’évènement suivant, dirigé par Lanu et Ayakò, crucial pour le futur historique des noirs au Surinam, fut la destruction d’une des plantations de Machado et son exécution. À partir de là débuta une impressionnante épopée de résistance dans la forêt, et d’attaques perpétuelles des plantations, à la recherche de vivres, d’armes, de munitions, d’ustensiles et surtout de femmes.
Après plus de soixante années de guerres, un descendant direct de Ayako, Abiui, devint le premier chef de la nation saramaca, le 19 septembre 1762, en signant, avec d’autres leaders, le traité de paix par lequel ils obtinrent le droit de construire, fièrement et sans interférence, leur propre mode de vie.
Une histoire similaire s’est produite en ce qui concerne la nation Djuka, formée par des esclaves échappés d’un autre groupe de plantations appartenant à des hollandais (raison pour laquelle leur langue diffère de la langue saramaca), dont le traité de paix date de 1760.
Depuis lors, les esclaves libérés vivent dans la forêt, s’adaptant à l’environnement d’une manière très différente de celle des indiens, en augmentant leur population et en développant de riches institutions culturelles, comme par exemple l’art de la gravure sur pierre mondialement fameuse aujourd’hui, et avidement convoité par les antiquaires européens et américains.
De José Jorge de Carvalho : traduit du Portugais par Guy Everard Mbarga
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